Cinéma

After Blue – Laisse tomber les filles

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Peut-on dire d’After Blue qu’il s’agit d’un film de science-fiction, d’un western, d’un thriller érotique ou même d’une comédie ? Le cinéma de Bertrand Mandico a cela de fascinant qu’il ne ressemble à rien, sans pour autant s’inscrire dans un geste expérimental. S’inspirant de genres divers, il invente des univers uniques, immédiatement reconnaissables. Sa désolidarisation des canons en vigueur lui permet d’aboutir autant au pire qu’au meilleur, alternant visions hallucinées et dialogues proprement nanardesques. Après le merveilleux Les garçons sauvages, son nouveau film prend place dans un futur lointain, sur la planète d’After Blue, peuplée uniquement de femmes organisées en villages indépendants.

Le sexe fort

Au premier regard, on pourrait être tenté de voir du féminisme dans ce matriarcat, mais le traitement de Mandico affaiblit malheureusement cette lecture. Comme dans le reste de son œuvre, désirs et sexualité figurent au centre de son imagerie, ramenant régulièrement ses protagonistes au statut de créatures sensuelles. L’omniprésence de nudité, de baisers fougueux entre inconnues et de fantasmes illustrés irrigue le film d’une atmosphère libidineuse. La démarche aurait pu être séduisante si elle interrogeait les normes en vigueur pour placer le point de vue féminin (le fameux female gaze) au centre de sa réflexion, or les pulsions sont ici traitées avec un simplisme mécanique qui tient parfois du scénario pornographique.

Cela s’explique par les fondations masculines de la fiction, qui ont l’effet inverse de celui escompté. Alors que Bertrand Mandico espérait sûrement placer des femmes dans un monde d’homme (celui du western), il se contente de donner des corps de femmes à des personnalités masculines violentes et excitées. Bien conscient de la virilité de son système (il littéralise le symbolisme phallique du pistolet), le cinéaste peine à réellement changer son genre. On pense par exemple au merveilleux First Cow de Kelly Reichardt qui, l’année dernière, parvenait à féminiser le western en y incluant, à l’inverse de Mandico, uniquement des personnages masculins.

Si le jeu parfois lunaire des actrices et l’excessive sensualité poussent souvent à penser au cinéma X (dès la première scène sur la plage, on voit trois amies s’embrasser et s’effleurer en riant bêtement) il faut noter qu’After Blue ne contient aucune scène de sexe à proprement parler. L’héroïne, Roxy, se masturbe à plusieurs reprises d’une façon quasi-parodique, la nudité tient quasiment de la norme et les baisers sont nombreux, mais l’acte en lui-même demeure inaccessible. C’est que le désir, au fond, n’est jamais assouvi : il dévore le film, comme une promesse qui ne se concrétisera pas. Même dans le voyeurisme, Mandico peine à atteindre son plein potentiel. Le rapport au corps est intégré au forceps, sans que ne se développe l’érotisation des figures féminines. Sans les faire se déshabiller ou s’embrasser, le cinéaste parait incapable de rendre réellement désirables celles qu’il filme. La subtilité est un terrain sur lequel il se refuse à s’aventurer, ce qui emplit son monde féminin d’une bestialité purement masculine.

Le diner de cons

S’il y a tant à dire sur le traitement de la sexualité, c’est que le scénario d’After Blue sert avant tout de prétexte à la formation de visuels luxurieux. L’histoire du film est celle d’un aller-retour : Roxy et sa mère Zora doivent quitter leur village pour assassiner Kate Bush, une meurtrière que Roxy a libérée. Plutôt que le voyage, très rapidement évacué (une rencontre pour l’aller, une autre pour le retour), le récit gravite autour de l’attente de Bush en haut d’une montagne. Là-bas, Zora fait connaissance avec Veronika Sternberg, une artiste extravagante qui l’invite à diner.

Il s’agit donc d’aborder une rencontre, la chasse de Bush étant reléguée au second plan. L’assurance de Sternberg se confronte aux hésitations maladroites de Zora, au sein d’une relation (comme toujours) ambigüe, qui s’achèvera dans le partage d’un bain de jouvence. Au-delà des opportunités visuelles offertes par un tel contexte, la condition d’artiste de Sternberg justifiant des décors élégants, il faut noter que ce n’est pas Roxy mais bien sa mère qui opère réellement dans l’échange. C’est que la fille, alors qu’elle endosse le double rôle de narratrice et de personnage principal, n’agit quasiment jamais. Hantée par la mort de ses amies, elle est tiraillée entre deux types d’apparitions : ses fantasmes pour Kate et sa culpabilité vis-à-vis des trois filles. Inactive même lorsqu’elle pourrait s’avérer utile (elle ne dénonce jamais Kate Bush quand elle en a l’occasion), elle se contente d’une série de masturbations qui finissent par tendre vers un absurde comique. Sa passivité contribue à la stagnation d’une aventure qui se satisfait de l’observation et du rêve comme ultimes horizons.

Avec un peu de recul, on se rend vite compte qu’After Blue n’a pas grand-chose à raconter. Au-delà de son atmosphère, ce sont les petits décalages opérés par Mandico qui construisent sa particularité. La majorité des actrices ont un accent, les armes sont nommées en référence à des marques de luxe, le nom de l’antagoniste Kate Bush aux consonances anglo-saxonnes est en fait le diminutif d’un nom polonais… Cet étalage de bizarreries et d’étrangetés prête à sourire mais n’emmène pas le film particulièrement loin. Par exemple, on apprend que sur cette planète, les poils ont tendance à pousser abondamment. Zora étant coiffeuse, les références à la pilosité sont nombreuses, et donnent lieu à quelques scènes d’épilation, mais rien que la mise en scène ne cherche à transcender. Au-delà de la phosphorescence du rasoir, très superficielle, Mandico éprouve des difficultés à magnifier ces séquences dans un film pourtant tout entier bâti autour du corps et du désir. Le détournement le plus réussi est sans doute celui qui intervient lors du diner : Roxy, absolument fascinée par un androïde d’apparence masculine, voit sa main enlacée par ce dernier. Alors qu’au sein du cinéma classique, les repas cérémonieux donnent lieu à des jeux de jambes discrets sous la table entre les amants, ici tout se déroule en pleine vue. Poussant les curseurs au maximum, la main de Roxy va même jusqu’à rougir face au contact du robot. S’ils ne touchent pas toujours juste, les excès de Betrand Mandico savent produire ici et là quelques belles idées.  

Dans les brumes électriques

Le point sur lequel on ne pourra pas faire de reproche à After Blue, c’est sur son savoir-faire technique. Il est connu qu’en art, avant de briser les codes, il est nécessaire de les maitriser. Le cinéaste fait ici preuve d’un talent plastique impressionnant qui découle de son expérience dans le clip et le court-métrage, deux grands laboratoires de formes. A l’aide de quelques lumières et de structures étonnantes, il parvient à transformer une plage en un désert extra-terrestre. Évitant le studio autant que possible, il dessine un monde où les décors naturels sont à la fois parfaitement reconnaissables (forêts, plages, montagnes) et porteurs d’une inquiétante étrangeté qui font croire à l’éloignement des lieux filmés.

En plus de prouver qu’il est possible de créer un univers de science-fiction audacieux et crédible avec peu de moyen, il sublime l’ensemble grâce à une bande-son mémorable, psychédélique et enchanteresse. Tout est mis au service de son imaginaire dément, des vision surréalistes à l’usage répété de surimpressions en passant par les costumes fantastiques, aucun interdit ne vient contenir ses formidables ambitions. Sur ce domaine, et contrairement à l’écriture, il évite le mauvais goût par l’audace constante avec laquelle il invente de nouvelles formes, démontrant là tout son talent d’esthète.

Indésirable

Après la grande réussite des Garçons sauvages, il y avait de quoi attendre After Blue comme la confirmation de Bertrand Mandico en tant que grand réalisateur. Dans les faits, et comme d’autres ont pu le dire ailleurs, ce nouveau film parait déjà pointer les limites de son art. S’il continue d’incarner un vent de fraicheur bienvenu dans le cinéma français (la bande-annonce d’After Blue en salle, coincée entre trois drames naturalistes, faisait un bien fou), son incapacité à pleinement se concrétiser laisse craindre une œuvre future vouée à faire du surplace. L’insularité de ses films (littéralement une île pour le premier, une planète pour le second) métaphorise un fonctionnement en vase clos. Séparé du réel, il penche parfois vers une tambouille cinéphile ultra-référencée qui cite plutôt qu’elle ne réinvente. A trop répéter les mêmes effets, sa singularité pourrait finir par le faire sombrer dans l’auto-parodie.

6.5

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