Cinéma

Bergman Island – Sonate d’été

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Cannes réserve parfois d’agréables surprises, de ces films dont on n’attendait peu et qui recèlent finalement de bien jolies choses. Souvent esseulées, piégées quelque part entre les grands noms habituels, ces œuvres fragiles font tout le sel de l’événement, lui permettent de se continuer à travers le temps, en suscitant toujours des émotions nouvelles, des idées justes. Bergman Island appartient à ceux-là, film délicat de la réalisatrice française Mia Hansen-Løve, désormais dans les salles rendues ici plus lumineuses qu’obscures.

Un couple de cinéastes en légère panne d’inspiration rejoint l’île de Fårö, résidence de l’iconique Ingmar Bergman. Qu’espèrent-ils y trouver ? L’idée manquante probablement, et qui pourrait se cacher dans le calme plat de ces contrées nordiques. L’ombre du cinéaste suédois plane sur les personnages et leur imaginaire, attise les ardeurs en même temps qu’elle froisse les élans. C’est qu’il est évidemment difficile de passer après l’inventeur de Persona ou Cris et chuchotements. Il s’agira dès lors de renouer quelque part avec la création, bercé par les flots brumeux, inspiré peut-être par la solennité des plaines ou la paix des rochers.

La structure fine et ludique offre à l’ouvrage une identité particulière, lui permet de s’épanouir dans la tranquillité. Œuvre multiple, séparée en deux parties à la fois distinctes et communicantes, Bergman Island est le récit d’une émancipation double : la femme du cinéaste d’une part, qui devient femme cinéaste – mimant par ailleurs le cheminement de Mia Hansen-Løve elle-même, compagne d’Olivier Assayas ; l’héroïne du film dans le film d’autre part, qui souhaite outrepasser des sentiments contrariés. La première partie est indéniablement plus ardue que la seconde, aride, des scènes de la vie cinéphile qui peinent à susciter une attention vive. Les sourires se multiplient néanmoins devant la découverte notable des Bergman week et autres Bergman safari. Vient ensuite la seconde partie, plus chaleureuse, inventive, un ravissement ludique et mélancolique. Elle libère le spectateur d’un labyrinthe cinéphile au cœur duquel il est facile de se perdre. D’où l’intérêt de rester dans la salle jusqu’à la fin du film, sans partir en grand seigneur aux premiers soupçons d’ennui – conseil que l’on pourrait prodiguer à de nombreux cannois. Faudrait-il dès lors affirmer que la première partie est inutile, qu’il eut vieux valu s’en tenir à la seconde ? Ce serait omettre la science du récit, son équilibre fragile, qui puise dans l’écart de tons la source des émotions déployées dans la mise en abyme à suivre. Car si la seconde partie paraît plus aérienne, c’est qu’elle tranche avec le rythme imposé par la première, sa teneur plus rustre : c’est de cet écart finement joué que viennent se nourrir les sentiments.

Certaines scènes se détachent particulièrement, ravissent par leur romantisme ou la simplicité de leur mélancolie douce. Une scène au coin d’un feu de camp, de légères flammes venant miroiter dans les regards, dont la lumière enveloppe docilement les visages, une étreinte délicate au son délicieusement disco de I love to love, et c’est toute une infusion romantique, un imaginaire langoureux qui advient tranquillement.

La mise en scène est très subtile, et s’arcboute admirablement avec la structure du tout. Il est agréable de remarquer les variations subtiles, entre première et seconde partie du film, qui donnent une teinte variable aux différents récits. Tandis que les circonvolutions bergmaniennes premières sont empreintes de tons plus feutrés, presque froids, éculés, les affections qui suivent redonnent au film un teint plus chaleureux, très délicatement éclairé, finement accompagné par des mouvements gracieux. Le tout reste du côté de l’épure, l’écart n’est pas démesuré dans l’imagerie des deux parties, mais les quelques nuances font la finesse de l’affaire. Ces jeux sont subtils, c’est là toute leur force : la simplicité de façade recèle de nombreuses cambrures. Rien ne saurait heurter – ou alors très délicatement – le cours naturel de l’image, Les transitions rythment à ce titre sereinement l’ouvrage, toujours au service du flot de l’action, du sens des coupes. On notera particulièrement un fondu pour le moins éloquent, durant lequel les pages blanches d’un épilogue à venir s’effacent devant la chambre d’une cinéaste qui s’éveille. Des choses fines, simples, belles.

Le traitement est à la fois désarmant de simplicité et étrangement dense. Bergman Island donne l’impression d’un ample petit film, qui file doucement mais sûrement, découle naturellement. Sa finesse n’a d’égale que sa limpidité, le tout au service d’une tendresse non dissimulée pour le processus créatif, pourtant moult fois rabroué. Le travail est indéniablement rude mais il est salutaire, vient puiser dans la vie pour en sortir l’imaginaire, offre à l’encre, au papier, un cœur battant bien mérité. Tendresse également pour les personnages qu’on crée, et qui est ici lue dans le regard des acteurs, tous fins et délicats. Vicky Krieps – découverte dans le très grand Phantom Thread – y est inégalable de finesse, à la fois troublée et rassurée par ces rivages reculés, en mal d’imaginaire et pourtant prête à le poser sur feuille blanche. De la même manière, les regards que se donnent Mia Wasikowska et Anders Danielsen Lie recèlent toujours ce qu’il convient de malice, de mélancolie, d’émotion.

Fin, délicat, parfois plus aride mais toujours bercé par un amour immodéré du cinéma, le récit laisse au visage un sourire épanoui, calme et très légèrement triste. C’est que le jeu des mises en abyme nous avait pris, et qu’il est difficile, une fois emporté par de belles idées, de s’en défaire immédiatement. Bergman Island ne promet que ça, la simplicité du cinéma dans la complexité des sentiments. De ces contes d’été qui charment doucement, presque sans qu’on s’en aperçoive.

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Luca Mongai
Rédacteur en chef de la Cinémat'HEC pour l'année 2021-2022.

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