Cinéma

Bonne mère – Et la mère et l’amour

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La retenue a ceci de précieux qu’elle saisit sans efforts, presque sans le vouloir. L’émotion n’est pas forcée, affleure tout naturellement. Les affèteries de circonstance laissent place à des silences pleins, des regards qui en disent long, des vibrations infimes que seul le cinéma parvient à saisir. C’est là toute la beauté de cette Bonne mère, dont la dignité laisse, une fois les lumières retombées, le regard embué de larmes. Présenté cette année à Cannes dans la section Un certain regard, et récipiendaire du Prix d’ensemble, le deuxième film de Hafsia Herzi marque par sa finesse, sa tendresse, son indicible aptitude à faire de peu de choses beaucoup de cinéma.

Dans les quartiers déshérités de Marseille, que surplombe toujours au loin la Bonne Mère, Nora avance, trébuche, se démène tous les jours pour subsister aux besoins de ses enfants et petits-enfants. Hélas peu épargnée par la rudesse des choses, rien ne semble entamer sa force, sa grâce, sa dignité toujours souveraine. On sent d’ici revenir les ficelles d’un énième drame social, et pourtant… Le film ne s’épanche jamais en affèteries moralisatrices, en pesanteurs de circonstance, bien au contraire : Bonne mère est un geste de cinéma tout entier libérateur, lumineux. Quand bien d’autres films sombrent dans le récit plat et sans aspérités, presque indécent parfois, Herzi s’élève, et avec elle ses personnages, sa ville, tout un monde.

Bonne mère est d’abord affaire d’amour, de mère, d’amer. L’amour d’une mère pour ses enfants, d’une cinéaste pour ses personnages, l’amer d’un amour pour une ville. Marseille semble tout autant personnage que ceux qui s’y animent. Empreinte à la fois d’une énergie rare et d’une mélancolie douce, elle est cette ville débordante, où l’on sent s’épanouir dans un même mouvement passé, présent, futur, profondément marquée par la mer, la misère, la lumière. Le film est tout entier traversé de beaux portraits, desquels transpire l’humanité à chaque seconde. Loin des figures habituelles, souvent considérées comme bestiales, presque honteusement animalières, Herzi redonne à ces gens du sud la lumière qu’il convient, l’humanité que leur regard recèle. Bonne mère n’est pas exactement un film social, ou plutôt si : il est ce que tout film social devrait être. Il serait aberrant d’affirmer que la politique en est absente, car tout film est in fine politique. Seulement ici, la politique n’est pas centrale mais afférente, et petit à petit enveloppante, jamais écrasante. La dénonciation n’est pas frontale mais affleure à mesure que le parcours se déploie. C’est le naturalisme qui est politique ici, la ville, la vie y sont dévoilées telles quelles. La politique n’est pas affaire de discours mais de style, et le style est tout auprès des personnages, vient saisir leurs vibrations émotionnelles, intimes, politiques.

La simplicité de la mise en scène n’a d’égale que sa grâce, et s’accorde au regard tendre que la cinéaste pose sur ses personnages. Hafsia Herzi, dont l’œil s’est affuté en regardant Abdellatif Kechiche à l’œuvre, s’en vient dans la pure tradition de celui qui l’a mise au monde du cinéma. Le naturalisme n’y est jamais platement illustratif, mais au contraire tout empli d’une dynamique, d’un élan qui sans cesse le remodèle, l’anime, presque le poétise. Dynamique de l’action d’abord, avec ce cadre hésitant toujours tendu sur le fil du dialogue, presque surpris par ce verbe chaud, jaillissant, tout imprégné de lumière dans l’accent. On ne saurait d’ailleurs, en l’écoutant, dire le vrai du faux, séparer ce qui découle de l’improvisation ou de la désarmante aisance des comédiens. Saisir donc le bouillonnement, le tressaillement dans certaines inflexions de voix, l’inattendu dans certains regards, certains gestes. Filmage remarquablement beau et qui saisit par la finesse de son regard, presque miséricordieux, dont on ne peut que s’émouvoir intensément. Toujours ce désir de libérer les personnages, alors même qu’ils évoluent dans un milieu restreint, presque étouffant ; toujours cette envie de faire respirer le cadre. C’est toute la grâce d’une mise en scène aimante, et qui s’en va toujours chercher la lumière.

Car la beauté du cinéma de Herzi ne se trouve pas dans la revendication, la cinéaste semble bien éloigner du bruit et de la fureur : seuls comptent les personnages, la lueur dans leurs yeux, la mer dans leurs accents. C’est la grande force de Bonne mère, film tout entier dédié à la grâce des laissés-pour-compte, si beau, si vrai que le cinéma paraît s’absenter pour laisser place à leur lumière propre, vibrante. Car le plus beau des artifices, finalement, est de faire croire qu’il n’y en a pas. Ici, ce n’est plus du cinéma qui ressemble à la vie, mais de la vie qui ressemble au cinéma. Cinéma-vérité, dit-on souvent, le vrai, l’unique. Et cette foi désarmante en la dignité des personnages, que vient toujours nourrir le regard lumineux d’une cinéaste aimante.

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Luca Mongai
Rédacteur en chef de la Cinémat'HEC pour l'année 2021-2022.

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