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Buñuel à la cinémathèque: l’art du violoncelle

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      Making Of continue son exploration du cinéma de Buñuel. Dans cet article, après avoir commenté l’esthétique de ses films, nous nous attarderons à comprendre les effets de cette esthétique sur le spectateur, en analysant notamment une technique chère à Buñuel. 

      Il est devenu commun aujourd’hui d’affirmer que Buñuel est un cinéaste réaliste mais il reste important d’expliquer les spécificités du réalisme buñuelien. Buñuel a toujours représenté la réalité du conflit intérieur de ses personnages, en projetant sur l’espace de la fiction les désirs avec lesquels ils se débattent ou qu’ils tentent de nier, quitte à déformer le monde extérieur dans le sens insensé que lui donnent les fantaisies des personnages. Le réalisme de Buñuel est celui du monde des pulsions, mis à nu. Les personnages buñueliens sont prisonniers du mouvement de leurs désirs, cèdent incessamment à leur faiblesse, pris dans des pulsions qui se renouvellent toujours tant qu’elles demeurent insatisfaites (ce qu’elles demeurent toujours).

      Ce réalisme repose sur une technique typique du cinéma de Buñuel : celle que j’appelle la « technique du violoncelle » en référence à une célèbre scène du Charme discret de la bourgeoisie. Cette scène, la voici. Les trois bourgeoises se rendent à un salon de thé très raffiné, s’installent autour d’une table mais la plus jeune d’entre elles, perturbée par un joueur de violoncelle sur lequel plonge son regard, demande à changer de place avec l’une de ses deux compagnes. Les seules explications que fournit la fiction sont un « regardez ça » lancé avec dégoût par la jeune bourgeoise, suivi d’un gros plan sur la main du violoncelliste s’agitant frénétiquement le long du manche de l’instrument et, comme un ultime indice pour mettre le spectateur sur la voie, la jeune bourgeoise qui reprend dépitée : « si encore ils étaient jeunes ». Voilà l’archétype d’une grande technique buñuelienne : l’introduction dans la fiction d’un symbole, une image, très souvent à caractère sexuel, dont l’interprétation demeure volontairement comme un chemin à demi tracé. L’image est rendue mystérieuse et indéchiffrable pour forcer le spectateur à combler ce chemin de lui-même, en plongeant dans les profondeurs les plus obscènes de son inconscient pour générer une association qu’il espère être une clé d’interprétation à ce symbole étrange. Ici Buñuel ne fait que montrer un joueur de violoncelle (instrument bourgeois par excellence) et une jeune femme dégoûtée par sa vue pour des raisons non explicitées. Buñuel pousse, par la suggestion, à la passion interprétative et associative. Cette technique se pense à partir du spectateur qui, soumis à l’esthétique de l’image surgie que nous avons détaillée, cherche à donner une signification à cette image. Buñuel tire peut-être de ses films tout son plaisir lorsque le spectateur, face aux associations immondes qu’a générées son esprit, est forcé de reconnaître les salacités et les fantasmes lubriques dont il est capable, alors même que rien de nature sexuelle ne lui est explicitement montré.

      Cette technique est omniprésente dans le cinéma de Buñuel et ce dès ses premiers films. Son premier long-métrage, l’Âge d’or, en comporte une version fameuse. Un jeune homme est séparé de son amante bourgeoise, avec laquelle il n’a pu réfréner son désir, et conduit au commissariat à cause des pratiques indécentes du couple. Sur le chemin vers le commissariat, l’homme passe devant une affiche publicitaire pour de la poudre pour le visage. Dans un souci de réalisme et surtout d’implication du spectateur, Buñuel déforme le réel pour le rendre furtivement conforme à la réalité du désir du protagoniste, languissant de son amante : le temps de quelques secondes, le panneau publicitaire se transforme en une représentation d’onanisme féminin.

      Autre exemple devenu célébrissime: la mystérieuse boîte noire de Belle de Jour. Cette oeuvre culte est un véritable condensé des techniques et de l’esthétique buñueliennes. A un moment du film où la protagoniste Séverine/Belle de Jour est devenue une fidèle employée de la maison de passes de Madame Anaïs, un client asiatique se présente à elle et à une autre prostituée en leur tendant une boîte noire qui émet un étrange bourdonnement lorsqu’on l’ouvre. Le spectateur ne connaîtra jamais son contenu, il ne peut que constater la fascination de Belle de Jour et le dégoût de l’autre prostituée, autant d’indices pour exciter l’imagination du spectateur. Qu’y a-t-il dans cette boîte de si outrageux et de si envoûtant? Buñuel vous répond: “Comme je n’en sais rien, la seule réponse possible est  : “ce que vous voudrez” “. Tout dans ce film incite l’esprit du spectateur à faire les associations et les suppositions les plus saugrenues sur les pratiques sexuelles des clients de Madame Anaïs, notamment lorsqu’un client masochiste (joué par le fantastique François Maistre) lui réclame un encrier. L’utilisation qu’il en fera demeure un mystère… 

      Toute cette technique repose sur le fait que l’image tendancieuse se retrouve prise dans un enchaînement de plans, une logique propre à la scène en cours à laquelle se raccroche le spectateur mais qui n’a souvent rien à voir avec celle par laquelle la pertinence du symbole s’est confirmée dans l’esprit du cinéaste. Ces symboles à la connotation sexuelle deviendront, dans la filmographie du cinéaste, de plus en plus subtils, de plus en plus invisibles, Buñuel parvenant à y impliquer de moins en moins son vouloir-dire. Dans Conversations avec Luis Buñuel, lorsqu’on l’interroge sur la signification de la présence des deux escargots sur les jambes de la jeune fille violée dans Le Journal d’une femme de chambre, Buñuel élude la révélation d’un fantasme quelconque et répond « La fillette assassinée est abandonnée dans les bois ; le bois est humide et il y a des escargots ; ceux-ci montent le long des jambes de la fillette. Tout est naturel ». En vérité, Buñuel ne nous donne pas les moyens de suivre sa logique, se cachant toujours derrière une explication parfaitement rationnelle (et donc insatisfaisante) du symbole. « Tout est naturel », le motto éternel de ce mystérieux cinéaste. Il est par ailleurs très intéressant de constater que nombres de ces étranges symboles puisent leurs origines dans le vécu du cinéaste lui-même, que ce soient des souvenirs, des témoignages d’amis, des rêves etc. Le cinéma sert à Buñuel de prolongation, de remise en scène de cette matière vivante et réelle mais contre la contextualisation de laquelle il regimbe toujours.

      Cette technique de l’allusion permet également d’ancrer des informations dans l’esprit du spectateur d’autant plus profondément que ces informations s’y glissent pernicieusement. Dans Le Charme discret de la bourgeoisie, une mystérieuse terroriste se fait arrêter rue Maspero alors qu’elle tentait d’assassiner l’ambassadeur de Miranda, république fictive d’Amérique Latine aux allures de dictature. Or Maspero était un écrivain et éditeur, connu depuis les années 1950 pour ses engagements politiques communistes puis révolutionnaires. De cette terroriste on ne connaît rien, ce nom de Maspero provoque donc une association immédiate pour les générations qui l’ont connu. Mais si un spectateur s’était avisé de faire parler Buñuel sur cette association d’idée, le cinéaste aurait nécessairement répondu que la rue Maspero est une rue de Paris le long de laquelle se trouvent de nombreuses ambassades et que l’allusion aux éditions Maspero est une chose que le spectateur a vue lui-même. Buñuel aura toujours une réponse imparable quand on le pousse à l’interprétation, dissimulant toujours ses intentions. Néanmoins cette « technique du violoncelle » permet d’inscrire davantage la fiction dans un milieu social et l’associativité inconsciente du spectateur est utilisée aussi comme un vecteur d’informations.

      En poursuivant le raisonnement, nous arrivons au cœur du réalisme buñuelien. Le cinéaste prend un malin plaisir à dissimuler l’origine extradiégétique des éléments qui composent ses films et ce, pour mieux nous représenter la réalité pulsionnelle de l’Homme. Il existe dans toute l’œuvre de Buñuel un plan unique, devenu célébrissime pour ses admirateurs, sur lequel il est possible de fonder notre compréhension du réalisme buñuelien. Ce plan se trouve dans Terre sans pain, un film-documentaire que Buñuel réalisera après l’Âge d’or (victime du scandale qu’a causé ce dernier film, il perd le soutien financier de son mécène et finance Terre sans pain grâce à l’argent gagné par un ami à la loterie !). Terre sans pain raconte la misère de la vie dans les Hurdes, en Espagne. Dans le plan qui nous intéresse, une voix off parle de chèvres qui tombent parfois accidentellement des montagnes. Si le spectateur voit effectivement une chèvre tomber dans ce plan, il ne peut manquer la fumée d’une arme à feu dans un coin de l’écran. Buñuel savait que les chèvres pouvaient effectivement tomber par accident, leur chute était une réalité qu’il n’a pas rebuté à recréer en abattant lui-même une chèvre. L’essentiel dans ce réalisme bien précis est de reproduire la suite répétitive des évènements du monde réel, quitte à en modifier la cause. Et puisque cette cause est altérée car provoquée par Buñuel, produire un événement s’accompagne nécessairement de la dissimulation de son origine, afin que n’apparaisse que la réalité seule. Ce plan est absolument formidable car il est comme un avertissement de Buñuel. Il aurait très bien pu recadrer, retoucher le plan pour que la fumée du pistolet demeure hors champ. Or il la conserve. Il semble qu’il faut y voir une invitation de l’autre côté du miroir : pour une fois seulement dans tout son cinéma, Buñuel nous relève son fonctionnement, ses rouages, comme un avertissement sur la véritable nature de son cinéma du réel, avant de refermer à jamais le rideau sur les secrets de sa création. Ce plan précieux est comme une entaille dans le voile de fumée que le cinéaste a dressé entre son œuvre et le spectateur. Comme s’il nous laissait le surprendre à l’œuvre.

      Pour nuancer le portrait de grand manipulateur que les paragraphes précédents ont eu tendance à dresser, il convient d’expliciter les dernières motivations de Buñuel (ce que l’on soupçonne être ses motivations plutôt, le mutisme qu’il a su conserver sur ses films n’aidant pas à pénétrer son esprit) quant à l’utilisation de cette technique de l’allusion. Lorsqu’on l’interroge sur la scène la plus mystérieuse de son film le plus mystérieux, le Charme discret de la bourgeoisie, la scène où les bourgeois marchent silencieusement, perdus dans la campagne francilienne, symbole potentiel d’une bourgeoisie égarée et sans valeur, Buñuel répond : « Il n’y a là aucun message. De plus, j’aurais honte de m’être dit à moi-même : ‘je vais démontrer par là que la bourgeoisie est perdue’. ». Buñuel s’est toujours gardé de se faire spectateur ou commentateur de ses propres images : il ne visionnait pas les rushes (selon les dires de son producteur Serge Silberman), il n’aimait pas parler de la psychologie de ses personnages à ses acteurs etc. La vérité la plus profonde du cinéma de Buñuel, c’est son effort inlassable pour conserver le mystère de ses images. « Elles s’imposent à moi comme des images et je les filme, mais si je commençais à leur donner une signification, je les enlèverais » (Conversations avec Luis Buñuel). Ces propos-là entrent puissamment en résonance avec d’autres tenus par ce même Buñuel, au tout début de sa carrière de réalisateur, lorsqu’il travaillait avec Dalí sur Un chien andalou et s’était donné une règle simple : « N’accepter aucune idée, aucune image, qui pût donner lieu à une explication rationnelle, psychologique ou culturelle. Ouvrir toutes les portes à l’irrationnel. N’accueillir que les images qui nous frappent, sans chercher à savoir pourquoi. ». Ce qui fonde l’honnêteté de Buñuel dans son cinéma, c’est bien le fait qu’il ait utilisé cette « technique du violoncelle » pour se jouer de lui-même avant tout. Toutes les images qu’il a produites resteront toujours mystérieuses et impénétrables, car leur créateur lui-même ne peut pas en répondre.

      La rétrospective Buñuel continue de battre son plein et il reste encore beaucoup de films à voir! Notez qu’il existe des séances spéciales où des quotas pour les étudiants sont organisées régulièrement avec des places pour 1€ (ces places ne peuvent s’acheter que sur Internet). Ces séances couvrent les différentes rétrospectives de la Cinémathèque française et nous vous fournirons des articles sur certaines d’entre elles donc restez connectés. Un chef-d’oeuvre pour 1€, c’est immanquable!

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