Cinéma

First Cow – Le meilleur des mondes

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Le cinéma de Kelly Reichardt a toujours été traversé par une certaine forme d’errance. Ses personnages, indécis et solitaires, poursuivent souvent des objectifs aux contours flous, ce qui aboutit généralement à un rythme lent et à un rejet des normes de narration classique. Pourtant, la réalisatrice est loin d’embrasser un style poseur. Chez Reichardt, il ne s’agit pas tant de faire durer une scène que de filmer des actions qu’on pourrait considérer de prime abord comme superflues. En cela, les premières minutes de First Cow, une fois passé le prologue, font office de note d’intention. On y suit Cookie, l’un des deux personnages principaux, en train de chercher à manger en pleine forêt. Les plans foisonnent, chacun ayant quelque chose de simple à montrer, mais leur enchainement dans le temps renvoie une impression d’étrange étirement.

Durant ces premières minutes, on assistera à pas moins de trois affrontements à main nus, mais Cookie ne prendra part à aucun, et ils se termineront donc tous en arrière-plan plan. A sa manière, le film nous indique que la violence ne l’intéresse pas, que son cœur est ailleurs. En effet, si First Cow est indéniablement un western (il embrasse le mythe de la naissance de l’Amérique, avec ce que cela implique de troque, de conquêtes et d’ambitions entrepreneuriales), le film déjoue chacun des codes pour proposer un contrechamp de l’imaginaire collectif. Les vastes étendues désertiques sont remplacées par une forêt dense et protectrice, le Scope est abandonné au profit d’un format 4:3, et aux sempiternels cow-boys, Reichardt substitue deux amis, King-Lu et Cookie, dont le grand fait d’arme est la vente régulière de beignets frits dans un village en construction.

Pour la préparation de ces beignets, ils doivent se rendre chaque nuit au domaine du « Chief-Factor » afin de traire discrètement sa vache et de récupérer son lait. Mais jusque dans ces séquences de vol, qui pourraient incarner les sommets de tension du film, Reichardt préfère une atmosphère apaisée, où Cookie parle paisiblement à la vache pendant que King-Lu fait le guet. Si l’agressivité et la misogynie du monde extérieur ne sont pas éludées, elles restent constamment en périphérie du récit, comme s’il s’agissait de construire une utopie à partir de ces deux personnages, King-Lu et Cookie, vivant en dehors d’une société qui ne leur correspond pas. Si le décalage avec le reste du monde est aussi un thème récurrent chez Reichardt, on ne l’avait jamais vu traité avec un tel optimisme.

Toutefois, aussi simple que soit le film en apparence, il n’est pas pour autant dénué d’un antagoniste. Le « chief-factor », dont le lait est volé chaque nuit sans qu’il ne s’en rende compte, fait ici office d’unique obstacle entre les deux personnages principaux et la sérénité absolue. La grande intelligence de First Cow, c’est d’associer cet antagonisme à la fonction sociale de l’homme, plutôt qu’à sa personnalité intrinsèque. Ainsi, son arrivée redouble une scène où, pour nous présenter le succès des beignets de Cookie, un long travelling remonte la queue de clients impatients. Lors de son introduction, on assiste ainsi au même travelling, mais cette fois, le « chief-factor » suit le mouvement de caméra, doublant donc un à un chacun des autres clients et récupérant son dû en priorité. Un plan suffit à illustrer son importance hiérarchique, mais il ne prendra pas la posture caricaturale du dirigeant despotique. Au contraire, le gâteau lui semble particulièrement savoureux, et il ne fait aucune remarque sur la provenance du lait, éludant encore une fois la possibilité d’un instant de tension, au moins pour cette fois.

Bien évidemment, il surviendra un moment où les événements finiront par s’emballer, et où les conséquences de la traite illégale de la vache devront être payées, mais même là, First Cow maintient un dispositif formel d’une extrême sobriété. Jusque dans une fuite finale où il est question de vie ou de mort, la sobriété est de mise. Si le film fascine autant, c’est parce qu’il se réapproprie le mythe américain d’une façon extrêmement atypique, faisant du mantra « tout est possible » la condition d’une utopie à la simplicité désarmante, mais d’une richesse thématique impressionnante.

Après que King-Lu a invité Cookie chez lui, il se met à couper du bois pour le feu. Son ami, se sentant inutile, commence à balayer le sol, puis finit par secouer le tapis pour le dépoussiérer. Soudain, le son du tapis et celui de la hache s’abattant sur les buches se synchronisent, et battent en rythme pendant quelques secondes. Le dispositif est d’une extrême simplicité, mais c’est son agencement dans le film qui lui donne toute son intensité. En faisant communiquer ainsi des scènes qui cumulent une économie de moyen extrême avec un immense pouvoir d’évocation, First Cow fait preuve d’un sens admirable de la retenue. Pourtant, derrière cette histoire d’amitié, il y a deux hommes, pauvres et sans attache, qui volent les ressources personnelles d’un notable pour produire un bien qu’ils proposent à tout le village. Difficile de ne pas noter le geste social qui consiste à faire de la propriété privée l’unique obstacle des personnages principaux, tout le reste des ingrédients nécessaires à la fabrication des beignets étant disponibles en abondance dans la nature. Politique sans jamais paraitre militant, féministe alors qu’il n’inclue aucun personnage féminin (une première pour Reichardt), First Cow est un film fuyant qui, à l’image de Cookie cachant ses bottes sous son pantalon après qu’elles ont été complimentées, semble en permanence employer la méthode la plus discrète pour déployer son propos.

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