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Kajillionaire : chercher la tendresse et l’artifice

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Who wants to be a Kajillionaire? Miranda July signe ici son troisième long-métrage, une oeuvre simple et intime dressant le portrait d’une jeune femme qui rêve de faux-semblants et de banalité.

Le décor est immédiatement mis en place : une famille paumée, sans ressource et vagabonde répète chaque jour dans les rues de Los Angeles les mêmes combines pour récupérer un peu d’argent. Cette famille, ce sont deux parents manipulateurs, dont l’argent est devenu l’unique préoccupation et une jeune femme, leur fille Old Dolio, utilisée par ses parents pour rapporter chaque jour de quoi payer le loyer, impayé depuis trois mois, du cagibi dans lequel ils logent. Old Dolio ne connaît rien de la vie, ni la tendresse, ni le contact humain ; seulement ce que lui ont appris ses parents, l’incessante attention à travailler à sa survie. Le film nous invite dès son commencement à nous amuser et à nous émouvoir des détails saugrenus qui peuplent le quotidien de cette famille singulière et que la réalisatrice prend un malin plaisir à introduire brutalement dans la fiction, sans contextualisation immédiate. La chorégraphie qu’Old Dolio exécute pour échapper à l’œil des caméras ou l’habitude qu’a prise la famille de rentrer chez eux en se penchant vers le sol, l’étrange et le saugrenu habitent le Los Angeles de Miranda July. Le plus beau et le plus puissant de ces symboles déconcertants reste la mousse rose qui déborde des murs de leur logement, comme une manifestation du trop-plein d’amour qui languit en Old Dolio.

Une série d’évènements qui ramèneront Old Dolio face à sa propre solitude rompront l’équilibre fragile sur lequel reposait le quotidien de cette famille : un massage, un cours sur l’instinct de tétée et surtout l’arrivée de l’étonnante Mélanie, une jeune femme rencontrée par la famille lors d’un voyage en avion.

Tous les personnages sont extrêmement bien construits. Celui d’Old Dolio est bien sûr très riche, elle est celle qui vit les expériences les plus intenses : entre autres, un contact brutal avec la mort au chevet d’un vieillard abandonné puis une résurrection à la suite du grand séisme qu’elle attendait avec tant appréhension. Elle sait s’émouvoir des choses les plus simples du quotidien, que ce soit un cours sur la maternité ou la musique qu’elle écoute en boucle sur son téléphone.

Celui de Mélanie est très subtil : quelques scènes percent furtivement dans son intimité et on découvre alors une détresse profonde, une solitude immense face à une mère inattentive. On peut considérer que ce personnage incarne la profondeur d’âme qui réside sous la couche de vernis rose du conventionnel, son entrée dans la fiction étant détestable puisqu’elle apparaît comme un de ses « fake falsey people » que les parents ont prétendument en horreur.

Les parents d’Old Dolio sont les personnages les plus mystérieux. Nous ne connaissons pas leur passé, les allusions qu’ils font peuvent être des mensonges. Il est également impossible de pénétrer véritablement leurs intentions ou leur sincérité. Les sourires et les larmes adressés à Mélanie font manifestement partie d’un plan constituant à l’amadouer pour mieux la dépouiller, mais les larmes et les sourires qu’Old dolio parvient finalement à arracher à ses parents, sont-ils sincères ? Le twist final ne permet pas de trancher sur leur sincérité mais simplement sur leur incapacité à changer. Il faut le prendre comme un aveu pitoyable de parents qui admettent ne pas pouvoir penser à autre chose qu’à l’argent.

La mentalité des parents reste un mystère et pourrait faire l’objet d’un film jumeau entier, un autre point de vue sur cette histoire, que la réalisatrice laisse de côté. Ils affichent un mépris pour les Kajillionaires, cet américain moyen ayant atteint un statut de richesse lui permettant de penser à autre chose qu’à payer le loyer (ce terme reste ouvert à toutes les définitions dans le film). Ils méprisent leurs faiblesses, leur insincérité dans leurs manières et leurs mots niais. La tension principale du film réside dans l’opposition entre ce mépris et le désir qu’a Old Dolio de mener une vie plus conventionnelle, plus artificielle et banale, de ressentir la tendresse que connaissent les Kajillionaires qu’au fond elle envie. Elle aimerait faire un voyage « mère-fille » ou être appelée « hon » par ses parents. Une scène absolument incroyable montre cela, il s’agit de la scène où la famille prétend être des Kajillionaires à la demande d’un vieillard mourant qu’ils étaient venus piller. La mère joue la ménagère moyenne, le père le patriarche fainéant et sympathique. Le signal de ce jeu des semblants, auquel les parents d’Old Dolio semblent prendre du plaisir, est donné par Mélanie qui se met à jouer du piano. La mise en scène dès lors bascule : la lumière devient plus chaude, plus contrastée et plus vivante, les plans sont plus serrés et chaleureux, représentation de la joie et de l’apaisement d’Old Dolio de voir ses désirs de simplicité et de banalité réalisés. C’est aussi au moment où ce jeu se termine que, par contraste, le spectateur prend la pleine mesure de la froideur que Miranda July déploie dans son film.

Cette scène est aussi celle des premières tensions où le faux et le vrai se confondent : Old Dolio n’ose pas immédiatement jouer le jeu quand sa mère, rapidement prise dans son rôle, lui demande comment était sa journée à l’école. La mère semble exprimer quelques bribes de sentiments personnels (mais comment savoir si elle joue toujours son rôle de mère kajillionaire ?) quand Mélanie prend le rôle qu’Old Dolio n’a pas osé prendre et lui demande comment était sa journée à la maison. La mère répond qu’il lui est agréable qu’on lui demande comment était sa journée. C’est dans le faux, dans le semblant, dans le conventionnel que les vrais sentiments circulent, que les gens expriment furtivement leurs émotions. Dans une autre scène, lors d’un cours de maternité, Old Dolio prétend auprès de la professeure être la mère d’une fille qui ne connait rien à la tendresse. La professeure comprend rapidement qu’il s’agit d’Old Dolio et en un regard, on réalise que c’est à Old Dolio qu’elle adresse des signes d’affection qu’elle prétend destiner à cette fille fictive.

Comment expliquer que ce soit dans le semblant que circulent les vrais sentiments ? Puisqu’il est impossible de sonder la sincérité de ces parents, qu’ils jouent incroyablement bien la comédie ou bien qu’ils donnent parfois un peu d’eux-mêmes, Old Dolio a développé la peur d’être sincère face à eux dans l’éventualité où ils joueraient la comédie. Terrifiée par l’idée d’être découverte à nue dans ses sentiments, elle s’est enfoncée dans une pudeur que seuls l’artifice et le semblant peuvent contrer. Les sentiments ne peuvent s’exprimer que dans le jeu car on peut y exprimer ses sentiments sans s’impliquer directement.

 

           Cette thématique du semblant est chère au cinéma. De nombreux cinéastes ont jugé que c’était dans l’artifice que pouvaient s’exprimer un tant soit peu les choses véritables. Jean Renoir expliquait du cinéma que, comme dans la peinture, il est impossible de livrer son âme et ses sentiments les plus profonds sans artifice, sans matérialisation dans une chose commune. Au cinéma les sentiments les plus forts ont bien souvent besoin de passer par le jeu et le faux-semblant pour s’exprimer.

           Jusqu’au twist final, le film nous fait croire que sera réparé quelque chose qui ne peut pas changer, que les parents troqueraient pour un temps leur obsession pécuniaire contre de la tendresse. Que ses parents refusent de témoigner de la tendresse ou qu’ils en soient en réalité incapables, Old Dolio sait désormais à quoi s’en tenir : elle ne trouvera pas ce qu’elle cherche auprès d’eux.

 

Kajillionaire, de Miranda July. Avec Evan Rachel Wood, Gina Rodriguez, Richard Jenkins & Debra Winger. Sortie le 30/09/20

 

 

 

 

 

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