Cinéma

Les Demoiselles de Rochefort – Couleur des sentiments (l’amour existe)

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Nées sous le signe des Gémeaux

Lorsqu’on se retourne, parfois, on dirait que certains films vous suivent, qui restent là à vous sourire, succèdent toujours à votre passage. Les Demoiselles me font de cet effet, jamais bien loin, rassurantes, familières. On s’oublierait presque en leur présence. Mises au monde par Jacques Demy en 1967 – à qui l’on doit aussi Les Parapluies de Cherbourg, Peau d’âne ou La Baie des Anges – elles tournent encore dans la tête de chacun les ayant croisées. Pensées d’évidence également pour Michel Legrand, compositeur illustre, compagnon de route, de cœur, de sentiments, réservant aux Demoiselles ses plus belles portées. Si le film, malgré les années, reste cet îlot de bonheur tant fantasmé, si les robes, les couleurs, les images tout simplement, ne quittent plus nos imaginaires, c’est que le charme de ces demoiselles n’a rien perdu de sa vigueur, leur grâce de son intensité, et leur mélancolie de sa douceur. Il serait malhabile d’en faire la critique ou l’analyse, tant tout semble partout s’y dérober. Restent des réflexions, des traits du cœur plus que de l’esprit, des louanges gardées dans le fond de soi et désormais déposées là.

– Et votre idéal ?
– Ce sera pour la prochaine fois

On entend souvent, chez certains dubitatifs : oh non, j’aime pas les comédies musicales… Chez moi à l’inverse, elles résonnent facilement, ou du moins les accueillé-je sans peine. Elles opèrent un pas de côté salutaire, un écart du réel qui, tout en le déformant, le ranime en creux. Parmi les reproches, rares et le plus souvent éculés, que l’on fait aux Demoiselles : leur candeur, assimilée trop rapidement à de la niaiserie, de la guimauve même. Ce serait omettre que flotte sur le film quelque ombrage qui, s’il n’empêche rien de la lumière tombée, la disperse plus subtilement qu’il n’y paraît. Cinéaste des rendez-vous manqués, des occasions perdues, Demy les parsème tout du long, si bien que son happy-end merveilleux apparaît proprement comme tel, hors du temps et de l’espace, dans un monde bien à soi, celui du cinéma, des travellings amoureux et des volets chantants. Pourtant, comme dans la vie, partout des amours déçues, des occasions disparues : les rencontres qui ne se font pas, les romances interrompues trop vite, et celles qui durent pour rien. C’est que le cœur a ses raisons, tant de fois détrompées, et qui, sans être jamais vraiment comprises, sont inlassablement reproduites par les images et la musique, les couleurs et le mouvement, le cinéma lui-même.

Toute la grâce des sentiments mis en scène s’établit dans l’équilibre fragile entre la justesse et l’idéal. Demy ne veut pas rendre dans le détail la complexité du sentiment amoureux, il ne cherche que des élans, quasi vitaux, qui poussent irrésistiblement les personnages les uns vers les autres. Point d’atermoiements superflus, du sentiment de partout, encore et toujours, qui volette et passe, d’une chanson l’autre, d’un regard l’autre. Du reste, pour peu qu’on ait déjà éprouvé ne serait-ce que le commencement d’un sentiment contrarié, chacun pourra déceler des figures amies, des chagrins familiers. De cinéma-vérité, parlait-on à l’époque, mais d’une vérité bien particulière, presque à part. Rien qui ne soit naturaliste, non, bien plus un air de vérité, des impressions, des mots, des visages, qui ramènent doucement la vérité du cœur. Je suis triste et je m’ennuie, lance nonchalamment Delphine dans le vague, à la fenêtre, cigarette à la main. Quoi de plus simple, quoi de plus beau que ce visage mélancolique et qui ne dit rien d’autre que le mal d’aimer, le mal d’un toi qui ne vient pas. De Maxence ou d’Yvonne, de Solange ou de Simon, chacun s’y retrouve, d’une manière ou d’une autre.

Toujours la même rengaine, toujours la bagatelle

A Hollywood, dans les années 50, on parlait bien facilement d’âge d’or de la comédie musicale. Trop facilement peut-être, car m’est-avis que les plus belles d’entre elles vinrent ensuite et de l’autre côté de l’Atlantique, libres et légères, à l’horizon clair et dégagé. C’est que l’air de la Nouvelle Vague souffle doucement sur le visage des Demoiselles, les tamise d’une inventivité flottante, simple, vaporeuse. Dans le noble lignage de cette bande à part, Demy rompt salutairement d’avec la théâtralité hollywoodienne. Par le mouvement, double lui-même, des sentiments et de la caméra, des élans par-ci, par-là que suit amoureusement le cadre. C’est qu’on ne saurait saisir la volatilité gracile de ce ballet des sentiments par la fixité toute empesée du cinéma hollywoodien de l’époque. Rien ne pourrait dire mieux les émois évanescents, les amours changeantes que cette caméra libre et aérienne, comme délivrée de la pesanteur, et qui suit discrètement les regards attentifs, chagrins parfois, toujours énamourés. C’est tout l’art d’un Demy : ranimer les indiscrétions du cœur sous des apparats simples et gracieux, légers, volatils. Rien ne saurait dire mieux les correspondances sentimentales, les aléas diffus, que ces mélodies aux lignes claires, ces notes entêtantes et qui ne quittent plus le cœur. Car de musique il nous faudrait parler, bien sûr. Mais que dire ? Qu’ajouter aux chansons qui ne les appauvrisse pas ? Rien de bien consistant, si bien qu’au lieu d’en parler, on choisira plus volontiers d’aller écouter encore, d’y retourner toujours, et de s’y perdre.

Comme ce type doit m’aimer puisqu’il m’a inventée

Certaines scènes, pour ne pas dire la plupart, sont inextricables, qui restent si profondément ancrées qu’elles paraissent ne plus sortir de soi, n’appartenir qu’à vous. Certains morceaux de voix, certains pas de côté. Pour moi, parmi d’autres bien sûr, la chanson de Maxence résonne inlassablement, ne saurait plus désormais quitter ni mes pensées ni ma mémoire ; et sa réponse évidemment, celle de Delphine. Difficile de mettre des mots là-dessus, ce genre ce sentiments se dérobent à l’écriture. Evacuer d’emblée peut-être l’évidence, et dire la beauté doucement triste de ces lignes mélodiques, tout le génie de leur compositeur Michel Legrand, à qui l’on devrait accorder, rien que pour ces notes, des louanges éternelles.  Et puis voir devant soi déployée tant d’idéalité romantique, teintée toujours d’une amertume fervente ; apprécier la douceur des violons, les cuivres qui vont et viennent, chaque image de chaque mouvement ; y croire quelques minutes durant, à la collision des âmes, en la possibilité d’aimer.

Je pourrais vous parler de ses yeux, de ses mains

L’amour existe, peut-être deux heures seulement, mais il existe. En 1993, la grande Agnès Varda, cinéaste de génie et compagne de Jacques Demy, réalisait un émouvant documentaire – Les Demoiselles ont eu 25 ans – qu’elle concluait par ces mots : le souvenir du bonheur, c’est peut-être encore du bonheur. Bonheur qui se redouble avec le temps d’une mélancolie feutrée, intérieure. 55 ans nous en séparent désormais. 55 ans ce n’est rien, à peine le temps de se rendre compte. Les Demoiselles sont d’hier et d’aujourd’hui, de demain, désormais remplies de figures irrévocablement perdues, mais qu’elles raniment deux heures durant. Contrairement à certaines amours, elles se retrouvent à l’envie, ne souffrent ni du temps ni des raisons du cœur. Elles sont là, avec soi, elles y resteront. Comme un voyage qu’on entreprend chaque fois que le cœur en dit la route, un retour à Rochefort comme à la mer, toujours recommencé, là où les amoureux dansent encore. Follement, pour toujours. Pour toujours et à jamais.

C’est un joli portrait, mais je ne vois pas ça dans mon entourage

Luca Mongai
Rédacteur en chef de la Cinémat'HEC pour l'année 2021-2022.

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