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Netflix, toujours dans l’ombre de Maurice Leblanc ?

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OMAR SY- NTRODUIT CHEZ LUPIN

 

Succès incontestable, au moins sur le plan commercial avec 70 millions de visionnages dans le monde, la série française Lupin fait les beaux jours de Netflix. Produit par Gaumont, réalisé par Louis Leterrier (connu notamment pour Insaisissables), avec un scénario du britannique George Kay (connu pour la série Criminal) et Omar Sy en figure de proue au casting, la série a au moins sur le papier de quoi fonctionner : une affinité d’écriture, une mise en scène potentiellement époustouflante digne des frasques lupiniennes, une qualité du jeu d’acteur, bref le pédigrée semble cohérent. 

 

Surtout, il ne s’agit pas d’une adaptation en série des aventures d’Arsène Lupin créées par Maurice Leblanc (L’Aiguille creuse, 813, Arsène Lupin gentleman- cambrioleur, etc.), oeuvres avec lesquelles des générations ont été bercé et parmi elles l’auteur de cette critique : la série choisit explicitement d’autonomiser sa diégèse de celles du célèbre aventurier, dont les péripéties paraissent à partir de 1905 dans le magazine « Je sais tout ». Cette précision permet d’établir un parallèle historique intéressant et amusant. En effet, l’oeuvre de Maurice Leblanc est par définition une oeuvre populaire, qui paraît sous forme de feuilletons dans les journaux de l’époque : cette geste lupinienne s’inscrit dans ce que Dominique Kalifa une première « culture de masse » française, profitant de la diffusion de la lecture et de la croissances des journaux sous la Troisième République (La culture de masse en France, 1860-1930). Un siècle plus tard, Lupin, dans l’ombre d’Arsène paraît sur la plate-forme Netflix. Cela permet d’analyser les vecteurs de popularité, presque au double sens du terme ici, d’une œuvre : la numérisation et plus particulièrement le format de la série y participe grandement aujourd’hui. Ce que nous retiendrons pour notre critique est que l’on se devra d’analyser Lupin comme un divertissement populaire : paradoxalement, ne pas le faire serait sans doute plus injurieux envers Maurice Leblanc que d’opposer à cette série la fiction dudit romancier. 

 

Mais revenons sur l’autonomie de la série avec l’œuvre de Leblanc : il ne s’agit pas d’une adaptation, ni même d’une ré- interprétation moderne. C’est d’ailleurs très explicite dans le titre : « Dans l’ombre d’Arsène » souligne bien la proximité tout en affichant résolument la distance. Le personnage principal a comme modèle absolu Arsène Lupin, adoptant son èthos, tout en ayant une vie singulièrement différente de celle de l’aventurier. Cela permet donc une grande latitude vis-à-vis du héros originel, ce qui peut être une stratégie judicieuse. D’une part, la série s’immunise des critiques qui souligneraient le manque de fidélité et des potentielles polémiques qui l’accompagnent. Typiquement : « Arsène Lupin peut- il être joué à l’écran par un acteur noir ? » (un peu dans le même style que « 007 peut- il être une femme ? »). D’autre part, elle peut y introduire un certain nombre de thèmes contemporains. En vrac : les nouvelles technologies, le racisme et inégalités, les relations conjugales modernes, etc. 

 

Mais c’est en très grande partie sur cette distance vis- à- vis de l’oeuvre originelle que cette série clive : il est d’emblée intéressant de noter qu’un même élément de la série peut être très apprécié par certains comme pouvant susciter des soupirs et des froncements de sourcils chez d’autres. Il est donc difficile de construire cette critique et encore plus de l’organiser selon le diptyque « point positif/ point négatif ». On va donc tenter de comprendre pourquoi elle clive, c’est-à- dire comment le rapport avec l’oeuvre de Leblanc est orchestré et mis en scène, et donc par ricochet, dans quelle mesure est- ce un pari réussi. 

 

UN SEUL ÊTRE VOUS MANQUE ET TOUT EST DÉCRÉDIBILISÉ

 

L’atout de la série, i.e sa distance à l’œuvre de Maurice Leblanc, est à double tranchant puisqu’il faut donc justifier le lien à Arsène Lupin. En effet, puisque ce n’est pas une adaptation mais bien une inspiration, la série n’a d’autre solution que de citer directement l’œuvre de Leblanc. Par exemple, lorsque la série fait mention de l’aiguille d’Étretat, la fameuse « Aiguille creuse », c’est bien en référence à celle de la fiction. Il en découle un problème de taille : l’architecture du récit repose en immense partie sur l’influence de Lupin (fictionnel) sur le monde (réel). Celle- ci est soulignée à deux reprises en particulier : au tout début de la série, lorsque l’un des policiers enquêtant se révèle être un fan inconditionnel des aventures du gentleman cambrioleur, et à la fin lorsque sur les plages d’Étretat se tient un évènement en l’honneur de Lupin le 11 décembre, date de la naissance de son créateur. En somme, la série est une mise en abyme de l’influence de la fiction. Soit, un topos classique de la littérature, à l’instar des romans comme Don Quichotte, Madame Bovary qui s’étaient attelés à souligner les frontières poreuses entre fiction et réalité. Dans la série, on pourra trouver l’artifice plus ou moins subtilement exécuté. Par exemple, le message laissé par son père dans un roman d’Arsène Lupin est assez maladroit pour ne pas dire tiré par les cheveux. L’ombre de Lupin plane en réalité sur toute la série, avec des reflets parfois discordants. 

 

Aussi, il est compréhensible que le lien avec Lupin soit toujours fait selon l’ordre du parallélisme : « comme » est ainsi la formule récurrente de la série, que ce soit avec les prénoms d’emprunts, anagrammes d’Arsène Lupin, ou les techniques déployés pour parvenir à ses fins. Encore une fois, on rebondit sur ce que nous soulignions plus haut : on est dans l’ordre de l’inspiration. On réinscrit les mêmes « trucs », « astuces » dans le récit d’Assane Diop et les péripéties qui l’accompagnent. Le premier épisode, décisif, tente ainsi de faire d’Assane l’héritier spirituel d’Arsène Lupin : inconnu de tous et pourtant reconnaissable par tout le monde, il réussit un braquage spectaculaire. On y retrouve la capacité de Lupin à se déguiser : tantôt vagabond sans le sou, tantôt agent de nettoyage au Louvre, tantôt multimillionnaire à la tête d’une entreprise spécialisée dans les NTIC, il berne tous les acteurs qui ont affaire à lui. La mise en scène permet par ailleurs de le mettre en valeur, grâce à des très beaux plans sur le Louvre. On sent par ailleurs les qualités  de Louis Leterrier et son goût pour le grandiose. 

 

Surtout, la scène est reconstruite a posteriori grâce au mode externe adopté (G. Genette « Discours du récit », Figures III, 1976): tous les éléments prennent alors sens, ce qui donne au spectateur une compréhension seulement sur la rétrospective. Si certains éléments peuvent apparaître moins convaincants, comme la page Wikipedia créée ex nihilo à l’aide d’un simple photomontage ou plus simplement Assana Diop achetant le collier à visage découvert devant une Juliette Pellegrini qui est pourtant censée connaître son visage d’adulte (ce qu’on découvre dans les épisodes suivants), on peut se prendre au jeu. Le style très lupinien suffit à pardonner ces claudications scénaristiques: quand on (re)lit les Arsène Lupin, il y a également de nombreuses facilités, des tours de passe- passe grandiloquents : c’est particulièrement le cas dans Arsène Lupin, gentleman cambrioleur. Certaines critiques ont ainsi souligné que le premier épisode était « rushé » et donc la qualité en pâtissait. Nous n’avons pas le même point de vue : si c’est certes ébouriffant, on peut se laisser prendre au jeu. Mais c’est ensuite que cela se complique. 

 

Pourquoi ? Tout simplement parce que le mode externe qui était adopté est abandonné pour épouser l’histoire d’Assane Diop : on entre dans les coulisses d’Arsène Lupin, et on perd alors une partie du charme. Lupin est un prestidigitateur et ses combines ne sont dévoilées qu’à la fin. Ainsi dans L’Aiguille creuse c’est par les yeux d’Isidore Beautrelet que l’on suit les péripéties et non par ceux de Lupin. C’est le même schéma dans Arsène Lupin contre Herlock Sholmès. Surtout, Lupin reste nimbé de mystères (ses origines, son vrai nom, etc.) et agit toujours comme un enfant qui s’amuse, à part peut- être sur la fin dans 813 par exemple, auquel la série fait d’ailleurs référence. Or, Assane n’agit pas comme tel : il utilise les trucs d’Arsène pour rendre justice, allant jusqu’à menacer directement le commissaire de violenter sa famille, ce qu’Arsène ne fait jamais. Il y a donc un mélange des tons quelque peu bizarre. 

 

Nous n’aborderons pas la question du jeu d’acteur, notamment celui de la femme policier : pourtant son grotesque découle directement de la contradiction des tons que nous venons d’évoquer. D’un côté on lui présente des preuves irréfutables qu’il y a bien un lien entre le cambriolage et Arsène Lupin et de l’autre on veut lui donner un aspect crédible de flic contemporain peu enclin à avaler ce genre de salades, soit un mélange des deux univers qui est bancal ici. Encore une fois la caricature policière n’est pas un problème : les flics dans Arsène Lupin sont inlassablement dupés, à l’instar de Ganimard et s’intègrent dans le côté clownesque et carnavalesque de l’œuvre. Le problème c’est qu’ici laisser une carte de visite si visible ébranle l’architecture du récit : il suffirait de lire les aventures de Lupin pour anticiper ce que fait Assane, au moins du côté de la police.

 

C’est d’ailleurs sur cette scène que se finit la première partie de la série : le policier féru de Lupin, donc forcément plus sagace que ses collègues, retrouve Assane sur les plages d’Étretat. On peut d’ores et déjà anticiper ce qu’il va se passer : leur amour commun pour le gentleman- cambrioleur fictionnel va transcender leur inimitié de principe (parce que Lupin) et ledit policier va rejoindre la quête de justice du héros (parce que besoin de faire avancer le récit principal). Bref. On en vient directement au deuxième aspect de la série : l’histoire personnelle d’Assane. 

 

ILS VEULENT LUPIN, QU’ON LEUR DONNE DES BRIOCHES 

 

Le deuxième problème qui découle de cette liberté vis-à- vis de l’œuvre de Maurice Leblanc est tout simplement cette liberté elle- même : il faut créer une fiction autonome à laquelle celle de Leblanc viendra se mêler. 

 

Ici, il s’agit très classiquement d’une histoire de vengeance intergénérationnelle : le fils de la victime contre le méchant, le tout sur fonds de lutte sociale. Dans le scénario, on y retrouve une vision tout fait marxiste/ bourdieusienne des antagonismes sociaux, voire anglo- saxonne lorsqu’on y ajoute la dimension raciale. À cette opposition sociale se superpose mécaniquement une opposition manichéenne, pour le moins caricaturale.

 

Le mal, c’est Hubert Pellegrini, dont le portrait qui en est brossé suffirait à mettre en émoi les sociologues Pinçon- Charlot : multimillionnaire, corrompu jusqu’aux os et corrompant tout ce qui le concerne de près ou de loin, raciste, etc. Son prénom Hubert, donc assez vieille France, son nom Pellegrini aux sonorités évoquant peu ou prou la mafia, en font un méchant capitaliste idéal. De l’autre côté, on a Babacar Diop et son fils Assane, venus du Sénégal. Babacar, c’est l’homme intègre et poli : chauffeur, il est qualifié de « gentleman » par la propre épouse de son employeur, le tristement nommé Hubert Pellegrini. Cela forgera le premier aspect de la personnalité de son fils Assane. Le second trait lui viendra de la lecture de « Arsène Lupin, gentleman cambrioleur », de laquelle il tirera ses techniques et astuces.

 

De là, un Assane convaincu de l’innocence de son père mettra tout en œuvre pour la prouver aux yeux de tous : nous entrons alors dans les problématiques coulisses que nous avions évoquées. Dès lors, la lutte entre dans le moule de la justice sociale : les petits invisibles contre les grands méchants. Le ton est donné très rapidement en réalité : « ils nous voient mais ils ne nous regardent pas » déclare ainsi Assane Diop aux malfrats. Le personnage emblématique est Fabienne, la journaliste retraitée qui a appelé son chien « J’accuse », en écho évidemment au pamphlet zolien paru dans l’Aurore au moment de l’Affaire Dreyfus. Dans cette fable sociale, aux airs de déjà- vu, le costume d’Assane Diop sied admirablement bien à Omar Sy (cf. Intouchables), c’est- à- dire en fait un non- costume. La seule chose qui demeure est sa couleur de peau, laquelle sera un motif de mépris et de méprise à plusieurs reprises et dont se servira Assane alias Arsène bis. 

 

Cette lutte sociale se marie difficilement avec l’univers Lupinien : la légèreté propre à l’œuvre de Leblanc côtoie constamment la gravité de la situation. L’exemple le plus remarquable est la presque- juxtaposition d’un flash-back et d’une scène de meurtre dans l’épisode 4. En effet, dans la première scène, on voit Assane berner deux policiers et escroquer une vieille dame. Le ton de la farce qui est adopté n’est pas en soi un problème et la manière de traiter les policiers de manière aussi caricaturale qui en découle non plus. Le problème est de combiner cette farce avec la scène de meurtre de Fabienne, tombé au champ d’honneur de la lutte contre le capitalisme et dont le dernier discours est censé arracher une larme au spectateur, qui ne peut pourtant pas le faire étant donné le maigre développement du personnage et donc le faible attachement affectif en résultant.

 

Vient alors la troisième dimension de la série. En effet, se superpose à l’ombre d’Arsène et à la quête de justice/ vengeance, l’histoire personnelle d’Assane i.e sa relation pour le moins complexe et houleuse avec sa famille. Cela fonctionne et explique en partie l’engouement pour la série : Omar Sy se retrouve dans un rôle qu’il connaît bien, dans le psycho- social. Assez logiquement, c’est le sujet le moins abordé par les critiques : d’une part parce qu’Omar Sy joue effectivement bien son personnage et d’autre part parce qu’il n’y a, au fond, pas grand chose à dire. On voulait Lupin et on a eu des brioches. 

 

CONCLUSION : BAS LES MASQUES ? 

 

On a essayé de comprendre pourquoi la série clivait. Très globalement, c’est l’agrégation des deux histoires qui pose un problème fondamental de cohérence d’écriture. Un tout un peu schizophrénique par endroit, qui offre le flanc à des critiques mais surtout à de potentielles failles ultérieures.

 

Cette première partie peut en effet fonctionner en tant que divertissement populaire. Mais « l’institutionnalisation du fan- service » sur laquelle cette série repose risque de tomber vite à court de souffle : invoquer constamment Lupin comme solution à tout risque de lasser, surtout quand les raccourcis et facilités scénaristiques sont légion dans la série. 

 

En fait, Lupin reste une bonne série que si on la voit mais on ne la regarde pas.

5

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