Cinéma

Nope – Carrousel de singeries

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Je n’attendais plus Nope. Comme bien d’autres noms avant lui, celui de Jordan Peele a mobilisé une campagne marketing de longue haleine. Pensée pour appâter (dans cet ordre) fans, cinéphiles, curieux et néophytes, une promotion est bien souvent une course de fond où mon enthousiasme trop pressé s’essouffle bien avant la ligne d’arrivée (avec un top départ à J-365, je ne donne pas cher d’Oppenheimer). Quoi qu’il en soit, je ne m’étais pas préparé. Pas de rétrospectives ni de lectures d’interview, rien. Le film ayant foutu en l’air le peu de bagage que j’avais en entrant dans la salle, je me sens bien nu pour en parler aujourd’hui. C’est donc sans pudeur que je vais m’étaler. Car oui, Nope m’a passionné.

Jordan, reel-jockey

Avec Nope, le réalisateur américain se remet vite en selle. Si Get out l’avait projeté dans la course des nouveaux talents hollywoodiens, il semblait avoir sérieusement trébuché avec Us, un film boîteux bien que plein de qualités. Le tiercé est inhabituel, mais il semblerait que la 3e incursion de ce vétéran de la comédie dans la production horrifique ait été la plus fructueuse. Ici, la démarche est assurée d’un bout à l’autre du film, flanchant si peu qu’on croirait voir un film de tonton Spielberg (analogie de geek assumée). Je ne suis pas spécialement fan de notre septagénaire indéboulonnable, mais je dois bien lui reconnaître un don, celui de faire de chacun de ses films une démonstration de mise en scène. Nope est de cette trempe-là, qu’on pense aux contre-plongées panoramiques vertigineuses où nos personnages principaux sont à la merci de la menace céleste ou aux jeux de profondeur de champ qui permettent à notre angoisse ou notre contemplation de pleinement s’exprimer (notamment lors du « déploiement » final). Le casting est lui aussi irréprochable. Le flegme de Daniel Kaluuya répond parfaitement à la vitalité de Keke Palmer. Quant à Steven Yeun, il module tour à tour les soupirs d’un passé névrosé et l’assurance d’un propriétaire roi en ses terres. Cette justesse, rare dans ce type de blockbusters, tient pour beaucoup à la qualité de l’écriture. Là où l’évolution des personnages (quand ils n’en sont pas tout simplement dépourvus) est trop souvent pensée comme parallèle à l’action principale (et donc amovible), la trame de Nope et le fil de ses personnages forment une seule et même ligne. Ainsi, lorsque Steven Yeun, pourtant personnage secondaire, se met en scène pour annoncer un évènement hors de l’ordinaire, c’est le déclenchement d’une scène d’action, un visage de l’Amérique et la réaffirmation du personnage comme sujet maîtrisant qui se déploient devant nous. La bride ainsi serrée, Jordan Peele a les mains libres déployer son atmosphère et son discours.

Grand huit ou train fantôme…

Si Get Out et Us portaient en eux les traces d’un style horrifique déjà singulier, Nope est bien plus ambitieux en la matière. Après avoir fait ses armes sur deux déclinaisons du slasher movie, Jordan Peele a l’audace de se réapproprier le mythe des OVNI. De l’audace, il en fallait pour s’attaquer à un genre qui peut sembler à la fois désuet, du moins sur le registre de l’épouvante, et sacré dans la mythologie hollywoodienne. C’est dans cette double impossibilité que se déploie toute la saveur de Nope et la prouesse intervient dès le premier plan du film. Sur un plateau de série américaine, un singe, dont on célébrait visiblement l’anniversaire, se pourlèche les babines, ensanglantées. D’un geste agacé, il retire son chapeau d’anniversaire, l’écrase au sol et tourne la tête vers l’objectif, happant notre regard. Dans cette scène, c’est la sauvagerie de deux clowns qui s’exprime : celle du singe, dont on a visiblement fait le pitre d’une sitcom (quintessence du divertissement américain), et celle du réalisateur qui, après avoir nettement rompu avec la comédie pour ses 2 premiers passages derrière la caméra, en fait ici une puissante source de violence.  Si Nope est drôle, c’est certes pour désamorcer la tension insidieuse qui s’installe dans l’audience, mais c’est surtout pour faire état d’une binarité cinglante. Face à une situation, et par extension un monde, absurdes, notre visage ne peut que se tordre, de rire ou de douleur. Quand l’impossible, presque grotesque, advient, les personnages auront beau jeu de répondre « Nope » à tout ce qui les dépasse. Par ce que rester à quai reviendrait à abdiquer, ils montent tous à bord de ce train détraqué sous les sifflets hilares d’une réalité désenchantée.

… on ne singe jamais le manège

Dans ces grands espaces fondateurs de l’imagerie américaine, l’impétuosité de nos personnages trouve un écho outrageux, presque profane. En ces terres sacrées où le ranch est l’expression primale de la conquête de l’Ouest, le surgissement de l’extraordinaire, bon ou mauvais, ne peut être que la confirmation miraculeuse d’appartenir à un peuple d’élus. Que ce soit sous une forme quasi-sectaire pour le personnage de Steven Yeun ou de façon plus individuelle pour la fratrie du ranch, la rencontre avec le prédateur les selle à une quête auto-destructrice. Aussi aliéné et assoupi que paraisse le public de Steven Yeun, l’appel du prodige révèle ce nihilisme qui semble seul capable de le tirer de la léthargie du divertissement primaire. Derrière le spectacle dont ils sont témoins, ils cherchent bien plus qu’un écran de fumée face à la mort. Pire, dès que celle-ci pointe le bout de son nez, ils s’offrent à elle, aspirés par la transfiguration qui s’offre à eux. Parce qu’au fond, l’hypnose du divertissement ne satisfait personne : plutôt que ne plus rien voir du tout, on préfère voir la mort en face. Et c’est là qu’on retrouve nos deux personnages principaux. Desperados de l’Amérique qui perd, ils se lancent dans le projet fou de capturer ce que la mort a de plus précieux : son visage. Derrière cette apparente superficialité qui les pousse à rêver une rencontre avec la grande « Oprah », on retrouve un culte de l’image qui, là aussi, sonne typiquement américain. Ce culte du « j’y étais », de la course permanente à des preuves attestant des rares et creuses transcendances parsemant notre existence. Derrière le casque teinté du motard complotiste, il y a l’espoir viscéral d’être au parfait endroit au parfait moment, et de pouvoir le recracher à la face du monde. Echantillon grinçant d’une génération qui traquerait le Christ en personne pour saisir ce simulacre de sens. Une fois lavé les péchés d’orgueil du motard et du directeur de la photographie, Nope s’ébroue de toute cette vanité. Après s’être enfin emparée, dans une des meilleures utilisations du fusil de Tchekhov dont j’ai été témoin dernièrement, du graal de la 1e image de l’OVNI, le personnage de Keke Palmer s’en désintéresse aussitôt, abandonnant le cliché aux vautours évoqués plus tôt. Car en réalité, l’image n’a jamais eu d’autre intérêt que par ce qu’elle permettait de modéliser en elle-même. Aussi laborieux et méticuleux que l’on se rende pour constituer la bobine de notre existence par des éléments physiques et tangibles, l’immatérialité de notre être gagne toujours, à l’image de ce cet avant-dernier plan spectral sur Daniel Kaluuya. Dans la ronde macabre de nos vestiges d’antan, nul ne mène la danse.

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Baptiste Gaudeau
Président de Making-Of pour l'année 2020-2021.

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