Cinéma

Nous – Je est un Nous

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Le titre du dernier film d’Alice Diop fait référence à la une de Libération au lendemain des attentats de Charlie Hebdo : « Nous sommes un peuple ». S’interrogeant sur ce que signifiait ce « Nous » arbitraire, et plutôt que de fantasmer une unité nationale fictive, la réalisatrice a suivi la ligne B du RER pour aller filmer le quotidien de français trop souvent relégués à la périphérie des images. Le projet, qui s’annonce d’abord comme une mise en lumière de banlieues oubliées face à une capitale surreprésentée, dépasse rapidement son postulat et accouche d’une œuvre étonnamment riche, qui échappe aux accents anthropologiques auxquels elle semblait prédestinée.

Du « Nous », Alice Diop retiendra avant tout une pluralité qui constituera son film en une série de tableaux variablement longs et intimes. Une messe royaliste côtoie ainsi le quotidien d’un mécanicien immigré, faisant du montage le ciment de destinées éparpillées. Cette multiplicité des trajectoires en rejoint une autre plus formelle, chaque séquence ne se contentant jamais de rejouer la précédente dans un contexte différent. Des adolescentes sont exposées quelques minutes, le temps d’une discussion, tandis qu’une infirmière est suivie durant plusieurs visites à domicile, ou qu’on assiste au flux des passagers du RER à l’heure de pointe, l’imprévisibilité qui en résulte permettant d’éviter l’impression d’une agrégation artificielle et monolithique, ou bien celle d’une illustration cataloguée d’archétypes sociologiques.

A ce portrait évidemment impossible d’une Ile-de-France excentrée, la réalisatrice ajoute une couche plus personnelle par l’intermédiaire d’anciennes vidéos de famille. A la fin du premier tiers, la voix-off d’Alice Diop plaque l’identité de sa mère décédée sur une inconnue du RER, jusqu’à ce que les lumières au dehors ne nous révèlent lentement que la caméra ne filmait qu’un reflet sur une vitre. La femme devenue transparente s’apparente désormais à un fantôme, un souvenir, dont les quelques rushes qui documentent la dernière année de vie vont hanter le long-métrage.

Cette mère dont il ne reste qu’une poignée de minutes filmées est en effet le cœur profond de Nous. Lorsque sa présence est évoquée comme étant « en bordure du cadre », comment ne pas penser aux banlieues que traverse la ligne B ? L’analyse sociale est alors déjouée au profit d’une dimension plus singulière, où ces individus ne doivent pas être filmés tant pour exposer leur existence que pour éviter qu’ils ne disparaissent dans l’oubli, comme ce père et cette mère dont ne subsistent que de fugaces vidéos. Ce faisant, la réalisatrice étend un devoir de mémoire préventif, convoqué par un passage dans un musée de Drancy vidé de ses visiteurs, à toute une population.

Cette initiative devenue responsabilité aurait pu engager le film sur la voie d’une triste uniformité, l’intimité encourageant la réalisatrice à représenter son « Nous » plutôt que celui invisible oublié par Libération. Or, si l’infirmière qui occupe un segment conséquent n’est autre que sa sœur, Alice Diop évite toute hiérarchisation inconsciente dans ses portraits, son rôle premier étant de réinsuffler du concret dans des concepts aussi vagues que le « peuple » ou la « banlieue », devenus au cours du temps des mots-valises dénués de toute accroche au réel. Spectateurs d’un feu d’artifice et audience religieuse sont liés par un effet de miroir, et une chasse à courre, pratique dont on devine qu’Alice Diop n’est pas adepte, figure parmi les plus grands moments du film. Vieilles et nouvelles générations, paysages urbains et forêts, jour de fête et matinée laborieuse, récit de méfaits immatures ou danse sur un classique de la chanson française, il n’y a pas d’évènement ou d’individu qui soit plus digne qu’un autre, simplement des réalités qu’il s’agit de faire exister à l’écran. La réparation d’une voiture pouvant alors recevoir une importance semblable à la retranscription d’un rêve.

Si le film est inspiré des Passagers du Roissy-Express de François Maspero, qui il y a trente ans adoptait le même dispositif sous une version littéraire, c’est un autre écrivain, Pierre Bergounioux, qui se voit accorder ici une place d’honneur. Il apparait, le temps d’une discussion désolidarisée du reste du film par une mise à nue des procédés cinématographiques, qui tient du remerciement plutôt que du dévoilement. Ce qui ressemble en surface à une note d’intention balourde joue en fait sur un tout autre terrain : au lieu d’expliciter sa pensée en surplombant son audience, Alice Diop parait presque se justifier devant cet homme qui la précède dans l’art de l’immortalisation, consciente des limites d’une œuvre qu’elle qualifiera même d’obsessionnelle.

Cette scène n’est que l’un des processus de filiation d’un film tout en paradoxes et en modestie, s’ouvrant et s’achevant sur la transmission des compétences d’un chasseur expérimenté à un enfant. Démesuré et intimiste, optimiste et mélancolique, théorique et concret, Nous est un documentaire traversé par les regrets de n’avoir pas filmé plus longtemps, de n’avoir pas filmé plus tôt. Cette confiance aveugle dans le cinéma comme vecteur d’infini lui donne un souffle rare, d’une sincérité qui confinerait à la naïveté si elle n’était pas doublée d’une réelle lucidité. Plutôt que de contredire le « Nous sommes un peuple », Alice Diop rattrape les manquements de ce titre un peu vain, et se rattrape elle-même au passage. Existe-t-il meilleure raison de faire un film ?

Disponible gratuitement sur Arte.

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Compartiment n°6 – L’inconnu du Mourmansk Express

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