CinémaCritiques

Princes des ténèbres : Les inquiétantes abysses de l’ignorance

0

Une église délabrée dans les bas-fonds d’un Los Angeles en proie à la misère, une équipe de scientifiques étudiant les racines même du Mal, une confrontation avec à l’altérité dans tout ce qu’elle a d’insondable. Prince des ténèbres, sorti en 1987, est sûrement l’une des œuvres majeures de John Carpenter. Le deuxième volet de sa trilogie de l’Apocalypse, héritière directe de l’œuvre de H.P Lovecraft, arrive à retranscrire en images ce qui fait le souffle inquiétant des nouvelles hypnotisantes du maître du fantastique. Ici l’horreur ne naît pas de détails venant insidieusement perturber la monotonie rassurante du quotidien, elle est une mise en relation avec l’inconnu radical. Physiciens, ingénieurs, chimistes en sont réduits à tenter de rationaliser ce qui ne peut l’être. La somme des connaissances scientifiques qu’ils personnifient est impuissante. Ce ne sont pas des individus mais le genre humain entier qui se trouve en proie au vertige, celui de l’inexplicable.  

 

Nous touchons ici à l’un des aspects centraux du métrage: l’homme et son arrogance sont rappelés à l’ordre. Nous ne valons pas mieux que ces myriades de fourmis, lombrics et autres vermines qui pullulent aux alentours de l’église, répondant à l’appel du Diable. Du mendiant le plus marginal au scientifique le plus éclairé, c’est la même médiocrité, la même arrogance, la même insignifiance qui se manifeste. Le film semble empreint  d’un profond pessimisme. La connaissance n’est pas la voie vers l’élévation de l’esprit, les scientifiques et hommes d’église sont habités par les mêmes passions superficielles que le vulgaire. Le caractère archétypique, presque caricatural, des personnages souligne clairement la volonté de Carpenter de faire chuter l’homme de son piédestal. Il n’est pas central dans l’Univers. Comme le souligne le personnage du prêtre incarné par Donald Pleasance, l’Église catholique s’est trompée, le vice n’est pas le fruit de l’âme, elle n’est pas la ligne de front où se joue la lutte du Bien et du Mal. Le Mal est une substance tangible et il est le véritable personnage principal de l’œuvre. 

 

La mise en scène de Carpenter insiste en effet sur son omniprésence dans cette église qui est son antre. Le plan répété des personnages s’enfonçant dans ce qui sert de mausolée à Satan, passant derrière les barreaux d’un escalier, symbolise leur enfermement. Ils sont dans ce huis-clos, les « prisonniers du Mal ». Ils en sont même les esclaves, quand le démon les possède, mais jamais les acteurs. Il est cette altérité fondamentale venant d’un anti-monde, de l’autre côté du miroir, et chamboulant les règles de notre propre univers : la gravité est inversée, la grossesse n’est pas une gestation mais l’assimilation d’un corps étranger, la levée du jour n’apparaît plus comme un salut mais au contraire comme l’avènement du Diable. 

 

Attention spoiler dans la suite de l’article !

Carpenter laisse néanmoins entrevoir une issue pour l’homme, une manière d’échapper à la misère de sa condition, quoique seulement partiellement et temporairement. Le sacrifice final du personnage de Catherine, se jetant avec Satan dans un monde dont elle ne sait rien si ce n’est qu’il est à l’origine même du Mal, en est la tragique image. En décidant de sauver l’humanité au prix d’une potentielle souffrance éternelle, en incarnant la bonté dans tout ce qu’elle implique de détachement envers sa propre individualité, elle prouve qu’il existe, au moins en puissance, une valeur pouvant transcender les individus. C’est grâce à ce qu’il représente, autant que grâce à son geste en lui-même, qu’elle remporte cette précieuse bataille face au démon. Le réalisateur ne saurait cependant nous laisser sur cette note d’espérance. Le geste de Catherine n’est pas celui du Christ rédempteur. La suffisance du prêtre, se targuant d’avoir, lui seul, arrêté  le Mal, sans dire un mot de l’héroïsme de Catherine, suscite en effet chez le spectateur une légitime amertume. L’homme n’a pas été vraiment sauvé, mais temporairement épargné. La faiblesse de sa volonté, celle qui le rend aisément corruptible, demeure. Le Mal n’a pas disparu mais se trouve toujours là, derrière le miroir, certes terrifiant mais aussi terriblement attirant, comme le suggère le dernier plan du long-métrage. 

 

Le mystère demeure en dernière instance l’élément décisif de l’horreur chez Carpenter. Toutes nos interrogations ne recevront pas de réponses. Restent des images gravées dans notre mémoire parce qu’elles touchent aux peurs primitives, celles liées à une part si  profonde de notre inconscient qu’elles se refusent à l’interprétation: chair putréfiée, insectes grouillants, énigmes de l’obscurité et du rêve. Davantage que la simple expression d’une misanthropie acerbe, Prince des ténèbres, est un film de genre de référence, excusant ses quelques longueurs par son authenticité et sa complète liberté de ton. C’est une plongée dans les inquiétantes abysses de l’ignorance résonnant comme un appel à l’humilité. 

 

 

 

 

8

Maradona par Kusturica – Dieu méritait mieux

Previous article

L’armée des douze singes, ou le syndrome de Cassandre revisité

Next article

Comments

Comments are closed.

Login/Sign up