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Relire Tarantino : Volume I

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Prologue 

Quentin Tarantino : un nom qui désormais parvient à faire frémir jusqu’aux cinéphiles les plus austères. Ce ne fut pourtant pas chose aisée, tant le cinéaste se vit au départ accueilli par un enthousiasme qui ne cachait guère par ailleurs une véritable antipathie venue de la cinéphilie respectable. Chacun se souvient à cet égard du geste salvateur de Tarantino lors du Festival de Cannes 1994, lorsqu’il arbora fièrement d’une main sa palme d’or pour Pulp Fiction, et de l’autre un doigt d’honneur adressé sans vergogne aux piteux représentants du bon goût. Quelque 27 ans et 7 (ou 8) films plus tard, le sale gosse aventureux est devenu cinéaste culte, dont chaque nouvel opus provoque dans le monde entier l’événement, la polémique parfois, l’émotion toujours. Si les qualités du cinéaste ne sont évidemment plus à prouver, il flotte autour de lui quelque ombrage qui semble encore aujourd’hui l’empêcher d’être considéré comme un véritable artiste fondamental, à la hauteur d’un Scorsese ou d’un Coppola. Cinéaste-pompeur pour certains, du « cool » pour d’autres, prisonnier de la pop culture, et qui ne saurait approcher le grand cinéma. D’autant qu’il reste par-dessus le procès classique que fait l’élitisme au populaire, qui tutoierait en plus dans le cas de Tarantino le vulgaire. Il ne s’agit donc pas ici de redémontrer les talents du cinéaste, ni de redire sa maîtrise de l’objet cinématographique, mais bien de plonger dans ce qui fait l’essence de l’art tarantinesque, de sorte qu’il apparaisse indéniablement comme du grand cinéma.

Chapitre 1 : Le verbe générateur

L’un des éléments les plus attachants et caractéristiques du cinéma de Tarantino est son rapport au dialogue, au verbe filant lors de conversations impromptues ; ce flow fluide et serein qui suspend le temps et dilate l’action. “I’m a writer”, affirme parfois Tarantino en interview, si bien qu’il se pose comme condition sine qua non de réalisation d’un film la possibilité d’en publier le scénario tel quel. Cette approche éminemment littéraire du cinéma n’est pas qu’un raffinement superflu, ou même un simple trait du style : il est ce par quoi le style se déploie. Il ne s’agit pas simplement de bavarder pour le plaisir du bon mot mais de guider le récit et d’essentialiser les personnages dans un même mouvement ample et élégant.

Si l’on prend par exemple les premières scènes de dialogue entre Jules et Vincent dans Pulp Fiction, il ne s’agit pas simplement d’amuser la galerie en abordant des sujets pour le moins essentiels (se laisser masser les pieds, est-ce tromper ?). Tout se joue dans la concurrence entre le verbe et l’action : le dialogue est à la fois relâche et tension, récréation et suspense. Les deux malfrats s’apprêtent à punir une bande de jeunes dans un bain de sang – et le spectateur le sait, le sent – mais Tarantino crée l’attente en suivant le dialogue en temps réel. Arrivés devant la porte de leurs cibles, ils remarquent qu’ils sont un peu en avance, et décident de reprendre leur conversation dans le couloir avant de se mettre à la tâche. Tout est bon pour retarder l’action et laisser le verbe filer.  Lorsqu’ils reviennent à la porte, ils s’accordent quelques ultimes considérations avant de rentrer. Et lorsqu’ils entrent enfin, pas de fusillade, aucun éclat sanglant : du verbe et du verbe encore, plus savoureux que jamais, jusqu’à l’effusion finale. Le verbe commande l’action de longues scènes durant, jusqu’à se faire rattraper par l’action lors de quelques secondes de violence expiatrice. Et la violence est d’autant plus marquante que le verbe se fait si long.

Jusque dans ses films les moins bavards, le verbe – ou son absence – véhicule le récit.  Dans Kill Bill, trois heures de cinéma ne tendent que vers une scène de dialogue longue d’une trentaine de minutes, comme si le film n’était qu’un long cheminement pour retrouver ses origines : origines à la fois du personnage – ses amours perdues, son passé traumatique –, origines du cinéma de Tarantino – le verbe porté haut, toujours plus haut que les flingues.  Plus tristement encore, Kill Bill donne l’impression d’un film comme effrayé par sa propre fin. Un ample récit qui se débat à coups de sabre, car il est plus facile de trancher que de parler. Tout ne sert qu’à retarder le drame qui vient impassiblement, l’instant où il faudra en finir et confronter, discuter. Le geste de Once upon a time… in Hollywood est tout aussi bouleversant, parce qu’il suit le fil logique de la carrière du cinéaste. Comme saisi lui aussi par cette balade mélancolique, le verbe laisse finalement place à de beaux silences et crépuscules, tandis que Tarantino donne un dernier regard à son passé.   

Chapitre 2 : La rencontre du réel et de la fiction 

Les détracteurs habituels disent souvent du cinéma de Tarantino qu’il est absurde, qu’il n’a pas de sens. Ce n’est pas prêter attention à cette science du décalage et de la rupture qui fait la sève de l’art tarantinesque. Distance est prise avant tout d’avec la réalité. Les films de Tarantino existent dans leur monde propre, cohérent, qui ne cherche pas à coller au fil des jours terrestres mais au contraire viennent s’ancrer dans un quotidien totalement fictionnel. La coïncidence est reine, la violence cathartique, et chaque plan suinte tant le cinéma qu’on ne saurait s’y tromper. Kill Bill est si profondément ancré dans la fiction que le souffle l’emporte sur tout, qu’importe le nombre de yakuzas qu’Uma Thurman tranche en 10 minutes. Mais cependant que les personnages s’affairent dans la fiction, leurs émotions, elles, sont bien réelles. C’est évidemment là le décalage fondamental qui fait toute la beauté du cinéma de Tarantino, et du cinéma tout court d’ailleurs : une illusion assumée et qui pourtant laisse transparaître des émotions vraies. La mélancolie de Jackie Brown est à elle-seule un témoignage déchirant de ce que c’est que vieillir, voir le temps passer et nous pousser dans le flou, hors-champ.

Décalage également d’avec l’imaginaire cinématographique, alors précisément que le cinéma de Tarantino est gorgé de cet imaginaire. En témoigne le prologue de Reservoir Dogs, brillante entrée en matière qui condense en quelques minutes l’essence du style tarantinesque. Le verbe d’abord, encore et toujours, que vient souligner un lent mouvement circulaire, et qui déploie tour à tour les personnages, anticipe les proximités et les inimitiés, souligne les tensions déjà sous-jacentes et qui n’attendent que de percer. Et puis le décalage d’avec ce que l’on imagine d’un groupe de braqueurs, ou plus précisément, de ce que l’on nous a habitué à imaginer, un siècle de cinéma durant. La simple idée que des gangsters puissent disserter le plus tranquillement du monde sur les raisons profondes d’une chanson de Madonna n’est pour le moins pas naturelle. Tarantino prend donc le contrepoint de ce à quoi nous a habitués la fiction, et fait descendre le cinéma dans le quotidien : un quotidien à part, un quotidien de cinéma, mais un quotidien quand même, rempli de conversations anodines et de hasards plus ou moins vertueux.  

Mais que nous dit finalement cet art subtil du décalage, cette fine distance entre le réel et la fiction ? L’amour du monde et des personnages. C’est parce que Tarantino reconstruit par la fiction le Hollywood de 1969, celui de son enfance, toujours fantasmé et revécu, que sa dernière œuvre est si délicieusement mélancolique. C’est parce que sont détaillées les conversations anodines de Jules Winnfield que l’on peut croire à ses doutes et ses atermoiements futurs.  Le décalage ne dit rien d’autre que l’échappée face à la dureté du monde, pour rejoindre celui plus doux du cinéma. On retourne à Tarantino non simplement pour une histoire, mais pour y savourer une ambiance, y retrouver des personnages. Débattre de la vertu du pourboire avec Mr. Pink, côtoyer la tristesse tranquille de Mia Wallace, parcourir encore et toujours les grands espaces avec Django. Car le cinéma de Tarantino est de ceux qui invitent toujours à remettre le voyage en route, à retomber dans la rêverie, ne serait-ce que quelques heures, tant qu’il reste de la lumière et un écran pour la saisir…

To be continued

Luca Mongai
Rédacteur en chef de la Cinémat'HEC pour l'année 2021-2022.

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