Cinéma

The Card Counter – Poker Face

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L’écriture de Paul Schrader s’est toujours tournée vers des figures d’ombres, personnages solitaires et désemparés face à un monde auquel ils ne souhaitent pas appartenir. Cette obsession, déjà à l’œuvre lorsqu’il écrivait le scénario de Taxi Driver en 1976, n’a cessé de s’affiner jusqu’au diptyque formé par First Reformed (2017) et The Card Counter, où le désespoir, dépouillé de tout artifice, semble enfin toucher la grâce recherchée.

Si le film a autant déstabilisé, c’est qu’il parait avoir été vidé de toute force vitale. Oscar Isaac y est impassible, le visage figé, souvent filmé de face, la caméra suffisamment proche pour saisir la pleine profondeur de sa rigidité. A son image, c’est l’Amérique tout entière qui paraît désincarnée, pays dont on ne verra jamais autre chose que les casinos, les motels et les prisons. Tout n’est que lieu de passage, interface impersonnelle dont on ne perçoit que la froideur constante : les salles de jeux, obscures et sans âme, filmées comme des « halls d’aéroports » (pour reprendre la formule très juste citée ici et là), et les chambres dont William Tell (Oscar Isaac) recouvre soigneusement chaque objet d’un drap blanc, dans ce qu’on devine vaguement être une nostalgie de son emprisonnement. Du road-movie, il ne subsiste que le déracinement et la fuite, la ressemblance entre chaque décor éclipsant toute sensation de voyage.  

Le poker et le back-jack abandonnent ici l’euphorie glamour à laquelle trop de films les ont souvent associés, pour ne devenir qu’une suite de règles et de probabilités énoncées placidement. Des tables de compétition, plongées dans la pénombre, aux cris ridicules des vainqueurs, le jeu est désinvesti de sa portée ludique pour ne devenir qu’un gagne-pain monotone, facile et sans imprévu. A ce titre, la victoire n’est pas digne d’être fêtée, les gains ne sont pas sources de fantasmes, et chaque partie ne provoque donc ni tension ni plaisir, désormais réduite à sa pure mécanique.

De cette dévitalisation ressort une narration imprévisible, semblable à une chute sans point d’atterrissage net. Difficile en effet de cerner les lignes de fuite tracées par The Card Counter, ses personnages ne cessant d’égrener des indices dont on ne sait jamais vraiment s’ils font ou non intrigue. Les draps recouvrant les chambres d’hôtel laissent attendre une histoire de meurtrier qui n’adviendra pas réellement, le personnage de La Linda, d’abord perçu comme secondaire, s’avancera lentement au premier plan, mais c’est surtout le jeune Cirk (Tye Sheridan) qui dynamite concrètement la progression du récit.

Fils d’un militaire qui, comme William Tell, torturait les prisonniers durant la guerre en Irak, le jeune homme veut se venger d’un haut-gradé à l’origine de ces actes barbares, mais que la justice n’a jamais inquiété. Rejouant le scénario stéréotypé de l’homme solitaire pris d’affection pour un gamin perdu à qui il s’agit de faire trouver sa place dans le monde, Paul Schrader le travestit de nombreuses manières, notamment en laissant indéchiffrables les motivations de chacun, ou en inversant son dénouement, mais offre quand même l’espoir chimérique d’une rédemption en faisant de Cirk celui qui emmène William hors des casinos et des hôtels : deux discussions, l’une à côté d’une piscine, l’autre dans un restaurant, tendent à faire pencher le film du côté d’une impossible normalité, chacun y apprenant à connaitre l’autre dans un semblant d’humanité.

Pourtant, toujours dans ce jeu de chausse-trappe qui rendent le récit insaisissable, c’est La Linda qui se révèle finalement comme unique horizon salvateur. Tiffany Haddish, davantage habituée aux rôles comiques et au stand-up, interprète ici un personnage jouant à contre-courant du film. Il faut la voir accueillir Circk et William dans un hall de Casino, chantant joyeusement son nom, tandis que la musique et le cadrage distant construisent une morbidité face à laquelle sa performance se débat constamment. Ses faux-ongles, ses tenues colorées et son jeu expansif la mettent à contretemps de la mise en scène, dans un jeu de contraste dont l’aboutissement est cette visite d’un parc lumineux, comme hors du réel, unique échappée poétique du film à l’exception de son plan final.

Ce traitement marque les changements opérés dans l’écriture de Schrader depuis 1976, le Travis Bickle de Taxi Driver n’étant plus au premier rôle, mais se retrouvant dans la figure de Cirk, comme tentation secondaire. Ici, William Tell fuit la violence dans un long-métrage qui se construit tout entier sur une maitrise angoissée du réel, par peur de ses pulsions. Il en découle des scènes de brutalité qui évitent toute éventualité jouissive : les flash-back d’Abou Ghraib, filmés à 360° et accompagnés d’une musique assourdissante, ou bien le dérapage final, laissé hors-champ. C’est que la beauté est ailleurs, dans une simple promenade justement, ou dans le contact de deux doigts séparés par une vitre : Schrader n’élimine pas la vie dans un geste nihiliste, mais la raréfie à l’extrême justement pour en sublimer les quelques jaillissements.

8.5

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