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BETTER CALL SAUL : Le temps retrouvé

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Ce 15 août s’achevait la dernière saison de Better Call Saul, spin-off de Breaking Bad dont le succès public n’aura définitivement pas atteint les sommets de son ainée. Cette différence de réception, si elle n’est pas totalement justifiée, s’explique pourtant aisément. Le visionnage démarre effectivement sur un malentendu : les spectateurs arrivent avec le souvenir de l’ascension fulgurante et périlleuse de Walter White, mais ne trouvent que les magouilles sans ampleur de Jimmy McGill, avocat commis d’office à la carrière ratée. 

La série cultive un goût pour la simplicité, le dérisoire et l’échec. Durant les premières saisons, les intrigues se nouent lors de discussions étouffées dans le cagibi exigu d’un salon de manucure, ou dans la pénombre d’un parking en sous-sol. Les personnages de Better Call Saul sont avant tout des marginaux et des éclopés. Que ce soit Mike Ehrmantraut, le redoutable homme à tout faire de Breaking Bad ici relégué à une guitoune de sécurité, ou Nacho Varga, simple sous-fifre de Tuco Salamanca, le show semble rejouer sur un mode mineur la partition de son prédécesseur. 

Mais c’est justement à partir de cette sobriété qu’il construit progressivement sa fragilité, et donc son humanité. Vince Gilligan et Peter Gould, les showrunners de la série, font preuve d’une patience admirable, qualité bien trop rare dans la production télévisuelle actuelle. Ils posent une à une les pierres d’un édifice qui grandit en sourdine, discret mais terriblement solide. Lentement, la structure s’étale, les destins se multiplient, s’entrecroisent, et la surface des différentes personnalités se craquèle pour laisser entrevoir ce qui n’avait jusqu’alors été qu’effleuré. 

C’est l’attention aux détails qui caractérise d’abord Better Call Saul, une importance minutieuse accordée aux petits gestes, aux regards, à la décomposition mécanique des procédures. Toute l’écriture repose sur des jeux de dupes, des manipulations dont l’ampleur échappe souvent au spectateur. Il assiste ainsi au déroulement de plans millimétrés, particulièrement stimulants et ludiques ; et dès que la trajectoire est comprise par l’audience, un imprévu vient rebattre les cartes, relancer l’action sur de nouveaux rails. Ces déviations donnent aux scènes des doubles-sens, font découler des conséquences dramatiques de minuscules riens innocents, mais participent surtout à l’élaboration émotionnelle de personnages qui se révèlent finalement bien plus complexes que ceux de Breaking Bad.

Comme pour Walter White, il s’agit ici d’évoquer une inadéquation à la vie normale, un goût autodestructeur pour l’aventure et les chemins non-balisés. Les héros de Better Call Saul sont fondamentalement immoraux, mais justifient tous leurs exactions par de nobles motifs. Cette incapacité à rentrer dans le rang, soit qu’il dégoûte (Jimmy, Kim) ou s’avère inaccessible (Mike, Nacho) est le terreau de crises subtiles. Le doute n’aboutit presque jamais à des explosions de colère ou des épanchement larmoyants : les sentiments restent cloîtrés à l’intérieur, et les paradoxes ne s’expriment qu’à travers des décisions d’auto-sabotage. Se suicider, briser son couple, saborder sa carrière, exciter des agresseurs de rue : Better Call Saul illustre tout un éventail de blessures que les personnages s’infligent à eux-mêmes, par incapacité à communiquer leurs interrogations aux autres.

Dans ce magma de terreurs internes, il ne reste comme refuge que le silence honteux et l’exécution rassurante d’un plan bien ficelé. Si la série s’épanouit autant dans l’étirement de ses séquences muettes, c’est peut-être aussi qu’elle les envisage comme autant de barrages contre l’accablement. Les arnaques de Jimmy et les missions de Mike sont des instants de flottement, où la réalité laissée en suspens ne tient plus qu’à la réussite d’un objectif simple, net, compréhensible. Le temps d’un piège ingénieux, la mélancolie se tait, pour refaire surface de plus belle quand les conséquences se manifestent. Alors, pour résoudre leurs problèmes, ils remettent une pièce dans la machine, règlent les complications d’une première embrouille avec une seconde, plus ambitieuse encore. Si Breaking Bad tournait tout entier autour de la drogue, c’est bien Better Call Saul qui prend en charge la question de l’addiction, avec une justesse sidérante.

Cette fuite de la communication est d’autant plus étonnante au sein du format sérielle, usuellement soumis à des dialogues voués à faire progresser des arcs narratifs. Ici, le langage est d’emblée perçu comme suspect, vicié. Les personnages ne se parlent pas, personne n’ose évoquer sa maladie mentale devant Chuck, Nacho n’échange quasiment pas un mot avec les deux femmes qui partagent sa villa, Gustavo Fring et Mike sont de grands taciturnes, Jimmy et Kim n’officialisent leur couple par la parole que lors d’un mariage « fictif », avant quoi leur relation ne reposait que sur des scènes de vie conjugale à la fréquence croissante. C’est que la parole sert le plus souvent à négocier ou à embobiner. Les plaidoiries et les arnaques en sont les exemples les plus évidents, mais il faut aussi noter que le personnage le plus volubile, Lalo Salamanca, est aussi le grand antagoniste des derniers épisodes. Dans la première saison, ce sont deux skateurs naïfs qui se retrouvent en fâcheuse posture pour avoir trop parlé à Tuco, un mot de travers suffisant à mettre en péril leur survie. Avoir tiré de la matière première des séries académiques quelque chose de dangereux, à manier avec précaution et incompatible avec la sincérité, tient indéniablement du tour de force. 

Et pourtant, derrière ces thématiques d’addiction et d’incommunicabilité, la série est drôle, parvenant avec une aisance insolente à osciller du tragique au lumineux. Elle sait rire de l’Amérique, du kitsch des publicités, des mensonges derrières les mythes, d’un libéral qui veux fonder son propre pays pour s’émanciper des taxes ou d’un bingo hebdomadaire dans une maison de retraite. Mais plutôt qu’une raillerie grinçante, elle pose un regard toujours empathique sur ceux dont elle se moque gentiment : l’insupportable mais loyal cinéphile élitiste chargé de tourner les spots de Saul Goodman, ou l’horripilant couple dysfonctionnel des Kettleman à l’irrésistible bêtise. Ils l’avaient déjà prouvé par le passé, mais Vince Gilligan et Peter Gould ont un talent pour brosser des portraits : leurs acteurs ont des « gueules », ils sont mémorables autant pour leur personnalité que pour leur physique. Personne n’est fade, même une stagiaire en droit ou le client pro bono d’une affaire de quelques minutes est d’une épaisseur instantanée. Et quand un personnage est beau, comme c’est le cas d’Howard Hamlin, il s’agit alors d’un trait distinctif qui vaut d’être mentionné : même la normalité hollywoodienne ressemble ici à une excentricité.

En six saisons, la série aura ainsi su étoffer l’univers de Breaking Bad dans une montée en puissance qui ne visait pas tant des sommets spectaculaires qu’une profondeur bouleversante. Elle s’achève en noir et blanc, sur un ultime regard qu’un mur vient fatalement obstruer. Un plan déchirant d’économie qui, comme son personnage principal, se débrouille pour tirer du génie à partir d’un rien. Se conclue alors une des plus belles histoires d’amour de la télévision, avec en tête le regret vain de ne pas avoir de machine à voyager dans le temps. On serait tenté, pour faire vivre un peu plus longtemps ces être si émouvants, de relancer Breaking Bad afin de leur accorder encore quelques heures de répits. Mais ce serait découvrir qu’ils n’y sont plus que des surfaces vides, et faire face à une déception plus grande encore que celle qui nous avait atteint quand, en lançant le premier épisode de Better Call Saul, on espérait retrouver Walter White. La boucle est bouclée, et le nœud est cette fois-ci un peu plus serré. 

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