Cinéma

Contes du hasard et autres fantaisies – Les mots doux

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Un peu moins d’un an après le merveilleux Drive my car, tout juste récompensé par l’oscar du meilleur film étranger, la nouvelle réalisation de Ryusuke Hamaguchi arrive dans les salles françaises. Divisé en trois histoires courtes, elles-mêmes constituées chacune de trois ou quatre scènes, l’ensemble tend vers une forme très théâtrale dans l’économie des lieux et des personnages. Chaque séquence est l’occasion de dialogues dilatés à l’extrême, où s’expriment sur la durée diverses formes de mélancolies amoureuses.

On ne peut s’empêcher de relier à Éric Rohmer ou à Hong Sang-soo cette façon qu’a Hamaguchi de mettre en scène le langage. Comme chez ces deux cinéastes, les personnages des Contes du hasard parlent beaucoup, sans doute plus qu’ils ne le devraient, jusqu’à ce que les mots prennent progressivement l’allure d’une fuite en avant. Rien de concret n’a fondamentalement lieu durant les deux heures que dure le film, sinon la malencontreuse rupture amoureuse du deuxième conte, causée par inadvertance et dont le déroulement sera évacué par l’entremise d’une ellipse. Le potentiel drame amoureux de Magie, la première histoire, se réduit à une révélation imaginaire, tout comme la retrouvaille de la troisième qui s’avère partiellement fictive pour d’autres raisons.

Il règne tout au long du film un grand paradoxe entre la dimension irréelle du verbe et sa vivacité thérapeutique. Le professeur de Porte grande ouverte, le second conte, mène une existence parfaitement morne et dévitalisée. Arrive alors une de ses étudiantes qui, pour le manipuler, lit un extrait particulièrement érotique de son livre. Cette voix qui incarne ses mots subjugue l’enseignant, on serait donc tenté d’y voir la pleine puissance de la parole, mais si elle emplit le bureau d’une indéniable sensualité, elle se substitut aussi à toute physicalité. C’est l’étudiante Nao qui fait promettre à M. Segawa de se masturber sur l’enregistrement, comme pour forcer l’acte à prendre le pas sur la langue. Mais là encore, le geste restera au stade oral de la promesse. Cette dichotomie se joue aussi à travers la démarche originellement mensongère de Nao, venue piéger son professeur, et sa lecture d’une désarmante sincérité.

Ces discussions qui mêlent le vrai et la faux sont au cœur du troisième conte, Encore une fois, où deux femmes qui croient à tort se reconnaitre décident finalement chacune leur tour de jouer celle que l’autre a vue en elle. Indéniablement l’histoire la plus optimiste du film, elle envisage le langage sous un angle curateur, comme l’ultime moyen de faire face à ses regrets passés. Bien que la discussion soit fausse, l’embrassade qui clôture le film est quand-à-elle bien réelle.

Si Rohmer et Hong Sang-soo ont été cités au début de cet article, c’est que leur filiation se retrouve jusque dans le titre du film d’Hamaguchi. Rohmer a lui-même réalisé un Conte pour chaque saison, et le sixième film de Hong Sang-soo s’intitule Conte de cinéma. Il y aurait probablement beaucoup à dire sur cette référence récurrente au « Conte » chez les cinéastes qu’on pourrait vulgairement qualifier de « bavards », mais c’est une autre filiation qui va m’intéresser ici : celle du Hasard, qui donne justement son titre à cette dernière variation. Il est connu, au moins de ses amateurs, que le cinéma de Hong-Sang-soo accorde une place prépondérante aux contingences de l’existence. Ainsi, plusieurs de ses films ne sont en réalité que des déclinaisons de scènes similaires, voire de scénarios entiers construits autour de légères altérations : on pense à Conte de cinéma, mais aussi à Un jour avec, un jour sans et In another Country. Dans le cas des Contes du Hasard, et bien que la division en trois histoires courtes puisse évoquer une référence au réalisateur coréen, les aléas s’expriment avant tout par l’évidence de leur faible probabilité. La meilleure amie de Meiko qui sort avec son ex sans le savoir, celui-ci les croisant ensuite alors qu’elles sont au restaurant. Le reportage sur M. Segawa qui passe à la télé alors que son ancien élève est chez Nao, puis la faute de frappe de cette dernière qui envoie son mail à l’université au lieu du professeur. Enfin, Aya et Natsuko qui se rappellent l’une et l’autre une amie de leur jeunesse, au point de se retourner dans les escalators.

A ces coïncidences de l’existence s’ajoute une autre constante des trois histoires : les regrets amoureux. Comme pour Drive my car, parler permet de se libérer d’un drame passé, et si aucun conte n’atteint la puissance traumatique du film de l’année dernière (la mort de l’être aimé), elles racontent chacune à leur façon une déception lancinante. Magie et Encore une fois s’attardent sur une rupture dont le souvenir douloureux est ravivé par une rencontre imprévue. Celle de la relation entre la meilleure amie et l’ex de Meiko pour le premier conte, et celle de Natsuko avec une femme qu’elle prend pour son premier amour dans l’autre. Dans les deux cas, il s’agira de faire face et de parler, d’essayer de relancer cette relation trop longtemps éteinte. Meiko, qui découvre qu’elle et Kazuaki s’aiment encore, finit tout de même par abandonner, laissant Tsugumi profiter de celui qu’elle aime en acceptant que son tour est passé. C’est en quelque sorte le contraire de Natsuko qui, alors qu’elle fait erreur sur la personne, trouve une proximité inattendue avec Aya. Le cas de Porte grande ouverte est plus ambigu, l’amour déçu étant à la fois celui de Nao, qui trompe son mari avec un sex-friend, et de M. Segawa, qui semble n’avoir jamais rien vécu. Eux deux se confrontent, l’espace d’une courte après-midi, à une complicité éphémère aux conséquences malheureuses.

Mais à ainsi parler exclusivement de psychologie, on serait tenté de faire d’Hamaguchi un cinéaste éthéré, où la parole éclipserait toute modalité cinématographique. Or, si la distension radicale de chaque scène est la principale caractéristique de sa réalisation, celle-ci passe largement par l’utilisation de ses décors. Chaque lieu apparaissant nécessairement à l’écran pour une dizaine de minute au moins (le temps de la séquence qui lui est associé), aucun n’est choisi par inadvertance. Au-delà des habiles mouvements qui repositionnent les personnages dans le cadre au cours du dialogue (on ne cesse de s’éloigner, de se rapprocher, de se lever et de s’assoir), c’est la particularité des lieux qui sert d’outil narratif. Ainsi, la vitre d’un restaurant est l’occasion d’une rencontre impromptue, mais aussi et surtout d’un jeu de zoom permettant de voir lorsque l’amie et l’ex de Meiko sortent de la salle, mais pas lorsqu’ils en reviennent. De même, une porte ouverte se constitue comme unique barrière à l’accomplissement d’une tension charnelle, et un jeu d’escalator (seul endroit à revenir deux fois) symbolise avec une émouvante sobriété la relation d’Encore une fois.

Moins long que Drive my car et fragmenté en trois partie, Contes du hasard peine forcément à atteindre l’intensité de son prédécesseur. C’est qu’il faut y voir, plutôt que la réitération d’un succès passé, la démonstration la plus pure du style de Ryusuke Hamaguchi. Certains sortiront sans doute déçus de cette œuvre qui continue pourtant de prouver l’impressionnante maitrise de son réalisateur. Plus doux, plus simple, moins ample, et donc en un sens moins ambitieux, il cache en réalité derrière sa fausse modestie et son dépouillement une sensibilité que peu de cinéastes parviennent à affleurer.

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