Cinéma

Docteur Etrange dans le multi-univers de la folie – Mort Cérébrale

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L’ennui provoqué par le Marvel Cinematic Universe a toujours tenu dans la répétition de procédés identiques, reconduits par une série de réalisateurs anonymes aux ambitions limitées. Chaque film ressemble donc au précédent, s’accordant ici et là quelques saillies inespérées tout en subissant le poids d’un cahier des charges étouffant. Lorsque des cinéastes au style plus marqué se sont retrouvés à la barre, ils ont eu le choix entre la séparation pour mésentente créative (Edgar Wright) ou l’abandon de leur identité (Chloé Zhao). Et c’est dans ce contexte, après plusieurs années à voir les Spider-Man de Jon Watts confrontés par les fans à la trilogie de 2002, que le nom de Sam Raimi intervient. Supposé remplacer Scott Derrickson, le réalisateur se voit mis au centre de la promotion. Les plus naïfs y ont perçu l’espoir d’un renouveau pour le MCU, tandis que les sceptiques (dont je faisais partie) n’attendaient qu’une production identique de plus, avec un autre nom à salir au générique et dans les bandes-annonces. Or, si ce Docteur Strange n’est évidemment pas un film de Sam Raimi, c’est au moins un film avec Sam Raimi, au sein duquel le spectateur assiste à un saccage poli de l’univers Marvel, inoffensif mais régulièrement réjouissant.

L’intérêt du film tenant en grande partie à la découverte de son escalade d’hilarantes absurdités, il est recommandé de l’avoir vu avant de lire cette critique.

Rien n’est vrai, tout est permis

En engageant le successeur de Scott Derrickson, on devine que les cadres de Disney ciblaient surtout le réalisateur des trois premiers Spider-man, plutôt que celui à l’origine des Evil Dead ou du plus récent Le monde fantastique d’Oz. On s’étonne dès lors de la quantité de choses qu’ils ont laissées passer, ce deuxième opus représentant sans doute l’un des films les plus joyeusement brouillons du MCU, s’affranchissant partiellement de la recette habituelle, quand il ne la tourne pas simplement en ridicule. De fait, l’intrigue est résumée en quelques lignes de dialogues autour d’un café, juste après avoir vaincu un démon tentaculaire. Une jeune fille dénommée Amerika (prénom figurant parmi les innombrables grotesqueries du film) possède le pouvoir de voyager entre les dimensions du multivers, mais est incapable de le contrôler. Pourchassée par une créature maléfique, elle cherche le livre des Vishanti, littéralement présenté comme un artefact « permettant à un sorcier de vaincre son ennemi » : on ne s’embarrasse même plus de l’écriture d’un scénario. C’est un McGuffin et l’audience n’a pas à se poser de questions.

 Le film entier est construit de cette façon, sur un assemblage de discussions surréalistes, souvent drôles non par les plaisanteries qu’elles contiennent, mais pour la radicalité de leur bêtise. Durant les premières minutes, le spectateur lève régulièrement (tout le temps ?) les yeux au ciel. Et puis, lentement, comme lorsqu’on réalise progressivement le passage du navet au nanar, cet abyssal non-sens devient séduisant. Probablement conscients que le MCU venait de franchir la limite de toute forme de crédibilité, les scénaristes se sont contentés de lâcher les rênes. Il n’est pas non plus à exclure que cela soit involontaire, ultime décadence d’un projet ayant depuis longtemps perdu tout rapport avec le sens commun. Toujours est-il qu’à chaque prise de parole, chaque nouvel élément d’intrigue, chaque scène d’action, tout est de plus en plus con, dans une ascension vers les sommets de l’inanité. Cette mise à nu de ce qu’a plus ou moins toujours été Marvel permet d’en libérer, sinon le plein potentiel, au moins une partie de ses possibilités jubilatoires. C’est en lâchant le mot « Illuminati » dans le plus grand des calmes que Chiwetel Ejiofor parachève cette montée dans l’énormité, en imposant une cadence soutenue qui sera conservée jusqu’aux dernières minutes.

Crise de démence

Cet amoncellement de crétineries bénéficie d’autant plus de la mise en scène de Sam Raimi que celui-ci le traite avec une forme de premier degré proprement lunaire. Un rituel pseudo-satanique se voit donc littéralisé dans une pièce semblable à un manoir hanté recouvert de bougies, et l’influence Lovecraftienne du sanctuaire du Darkhold est assumée jusque dans l’allure des créatures qui la gardent, à des kilomètres des autres démons enfantins du film. Docteur Strange 2 penche effectivement vers le cinéma d’horreur, sans oser s’y abandonner pleinement (rigidité Marvel oblige). Lumières qui grésillent, jump-scare et autres références à l’épouvante jalonnent le film, dans un fourre-tout qui n’essaie jamais de faire peur, mais simplement de continuer à alimenter un long-métrage construit comme un gargantuesque festin d’images sagement incongrues.

Le paroxysme de cette démarche intervient dans ces quelques effets que certains qualifieront de kitsch, disséminés ici et là, et dont on aurait parié qu’ils étaient interdits au sein de blockbusters aussi formatés. La présentation du Darkhold passe donc par un jeu de surimpressions, d’autant plus beau qu’il est inattendu, et une transition se permet même le fondu au noir circulaire souvent associé aux comédies. Cela se justifie par le fait que ce film est peut-être l’un des plus (involontairement ?) drôles du MCU, via des passages comme le massacre des nouveaux Avengers (iconisés pour être vaincus en quelques minutes) ou la résurrection de Zombie Strange (ce bras décharné sortant de terre est le pinacle loufoque de ces deux heures de douce folie). Du regard caméra de la Sorcière Rouge qui s’empare de son alter-ego au délirant affrontement musical en passant par la séquence où Christine explose des esprits obscurs à coup de lance-flamme artisanal, tout dans ce Docteur Strange est absolument « collector ».

Il y a un plaisir très immature à voir Sam Raimi profiter de l’arsenal mis à sa disposition pour aligner les séquences d’anthologie, sans aucun souci pour la cohérence. Poursuivis par une Sorcière rouge que les cheveux humides font ressembler à la Sadako de The Ring, Strange et son équipe s’interrompent inexplicablement pour que le cinéaste puisse nous proposer une chute de gouttes d’eau au ralenti, suivie d’un jump-scare. Le professeur Xavier tentera d’attaquer l’esprit de la Sorcière rouge, sans succès, simplement pour nous offrir une scène dans son univers psychologique. Cette même Sorcière rouge sera envoyée dans la dimension miroir, dont elle s’échappera sans difficulté, uniquement pour se permettre quelques secondes d’expérimentations visuelles. Tout n’est que prétexte à s’amuser, comme ce voyage entre les dimensions, qui n’a d’autre intérêt que cette suite de directions artistiques s’enchainant les unes après les autres, simplement pour le bonheur des yeux. Les passages obligés du genre sont même parodiés, et le discours inspirant de Strange à Amerika sera prononcé par un zombie immonde à qui il manque la moitié de la mâchoire, minant tout le premier degré de l’écriture. Si on a beaucoup comparé le MCU au fast-food du cinéma, Docteur Strange s’apparenterait à un buffet à volonté de Big Mac : pas forcément meilleur (toutes les idées de mise en scène sont sous-exploitées) mais tellement plus généreux.

Contrôle parental

Bien que cette expérience saugrenue soit largement plus divertissante que la majorité des films du MCU, il ne faudrait pas en exagérer la subversion. Le carcan est toujours visible, forçant un rythme effréné que Sam Raimi subit tant bien que mal : on devine que les séquences horrifiques et les quelques passages silencieux sont loin des ambitions réelles du réalisateur, et le gore est bien-sûr édulcoré. Si, entre autres, l’apparition d’un couple de lesbiennes explicite étonne (malgré sa probable disparition à certaines frontières), la marque de fabrique Disney ne reste jamais loin.

L’envie vient forcément d’apparenter ce film au dernier Matrix, où Lana Wachowski sabotait déjà son propre film pour se permettre d’y insuffler sa personnalité. Ici aussi, Docteur Strange ressemble à un naufrage assumé (mais l’est-il vraiment ?), qui embrasse autant qu’il le peut tout le sublime de son insondable bêtise. D’autres blockbusters plus libres sont évidemment allés beaucoup plus loin, et rien ne vaincra cette année l’opération à cœur ouvert en pleine course-poursuite d’Ambulance. Mais on pourrait être naïvement tenté de voir dans cette suite de films aberrants les symptômes d’un phénomène plus important : la scission d’Hollywood en deux catégories distinctes. D’un côté, les films pour adolescents matures et dépressifs (Nolan, Villeneuve, le DCEU) et de l’autre, les films pour adolescents décérébrés (Bay, MCU). Rien de cela n’adviendra, et on ne doute pas que ce Docteur Strange n’était qu’un pas de côté malencontreux que Marvel s’empressera de rectifier, en oubliant que la vertu première du cinéma de divertissement n’est pas de paraitre intelligent, mais bel et bien de divertir.

A la sortie de la salle, pourtant, on pouvait entendre des groupes de spectateurs théoriser sur ce scénario bancal, cherchant à analyser tel ou tel pivot narratif. Ce besoin d’intellectualiser un film qui n’est finalement qu’une banale métaphore de la psychanalyse (signification des rêves, confrontation à son autre Soi, erreurs que l’on ne cesse de répéter) fait état d’un triste malentendu. C’est comme s’il fallait impérativement légitimer chaque film en lui trouvant un sens que lui-même se complait à renier. A force de mentir sur leur sérieux, même les itérations les plus stupides du MCU finissent malgré elles par être considérées au premier degré.

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