Cinéma

Il Buco – L’archipel

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En mai de cette année sortait dans l’anonymat un film qu’à vrai dire personne n’attendait, et que n’attend d’ailleurs toujours personne. C’est bien dommage, car en vérité, ce jour-là de mai, paraissait en France l’un des plus beaux films de l’année, si ce n’est le plus beau : Il Buco, de Michelangelo Frammartino. Je le rattrapai moi-même tardivement, une après-midi d’août, dans le dernier cinéma qui le projetait encore à Paris : L’Archipel. C’est donc ici, au croisement des boulevards Strasbourg et Saint-Denis, dans l’intimité d’une salle bleue à demi-remplie, que des images vinrent me rappeler au monde et à moi-même, dans un geste d’une modestie, d’une simplicité et d’une beauté confondantes. Tant et si bien qu’au sortir de ce calme exode, j’étais saisi d’une inclination double : en parler et le taire. À ce niveau-là d’émerveillement fragile, les mots ne suffisent plus ; rien ne pourrait saisir, à quelque degré, l’émotion douce et profonde parcourant ce grand film. Et pourtant, je ne pouvais en bonne conscience laisser passer l’occasion d’en parler, d’en dire modestement les beautés, dans l’espoir que d’autres après moi viennent s’y perdre. Mais alors qu’en dire, si ce n’est rassembler de maigres impressions, qui ne sont rien face au geste ample et émouvant de cet Il Buco. C’est qu’il nous rappelle – parce qu’on l’oublie souvent – que le cinéma commence là où se terminent les mots.

En 1961, une équipe de spéléologues explore une grotte récemment découverte au sud de l’Italie, sur le Pollino, en Calabre ; elle deviendra le gouffre du Bifurto. À l’époque ici reconstituée de sa découverte et de son exploration, elle devint la troisième grotte la plus profonde du monde. Du reste, un vieux berger contemple au loin l’aventure se mener, d’un air impassible, le regard déjà parti. Il Buco ne racontera rien de plus. Le cinéaste ne cherche qu’à déployer doucement, soigneusement, le monde qu’il met en scène et qui nous entoure. Il s’agira, une heure trente durant, d’en apprécier les beautés calmes et silencieuses. Beauté des steppes, des hommes, de la roche et des vaches ; beauté du monde.

De la simplicité du geste d’abord, dont le jusqu’auboutisme serein désarme autant qu’il éblouit. Michelangelo Frammartino se passe de tout ce à quoi nous a accoutumé le cinéma : scénario, musique, et jusqu’aux dialogues-mêmes. À peine pourrons-nous entendre au loin quelques échanges non sous-titrés, marmonnements imprécis et autres calmes chahuts, dont les vagues sonorités calabraises évoquent nûment l’inconnu, le lointain, l’immémorial. À peine pourrons-nous entrevoir l’émouvant destin du vieux berger, assis là sur la roche, en amont de la plaine, dont les cris battent le paysage comme un cœur bat dans le corps. À peine pourrons-nous suivre le chemin de ces aventuriers précaires, progressant doucement vers des profondeurs incongrues, jusqu’au bout. Réduire la forme à l’essentiel, de sorte que chacun puisse éprouver la concrétude des choses : la rugosité d’une paroi, la tempérance du ciel, la sécheresse d’un visage. Tout à égalité : les chevaux prennent de la plaine, des nuages, qui prennent eux-mêmes de la rocaille, ainsi que les hommes se mêlent aux roches, aux herbes, au ciel. Quelle émotion devant le calme spectacle d’une coexistence pacifique.

De la précarité du geste ensuite, irrémédiablement voué aux circonstances, aux aléas, au monde lui-même. Le filmage ne saurait désormais plus être dicté par la volonté artistique : c’est la grotte qui décide de la mise en scène. Comme une force immanente qui ne se laissera pas prendre facilement, à Frammartino de jouer des cadrages, des lumières et du mouvement, selon ce que les parois laissent passer, obstruent ou composent elles-mêmes. Chaque jour, par la force des choses, le cinéaste et son équipe parcourent eux-mêmes la grotte, et descendent le matériel quatre heures durant dans ce trou qu’on croirait sans fond ; quatre heures, le temps de prendre conscience des formes et recoins, d’y prendre conseil en éprouvant la rudesse de l’incursion. Panoramiques attentifs, mouvements à peine perceptibles, plans fixes ou minutieusement appareillés, tout n’existe que parce que la roche l’a permis. Chaque image en devient l’extension, le moyen d’expression d’un milieu qui ne serait plus considéré comme cadre mais comme personnage, profondément habité, compris, respecté. À ce titre, il est aussi émouvant d’apprécier la roche et les parois que de regarder les hommes s’y mouvoir fugacement, sous le joug d’un corps qui les précède et les excède.

La fragilité des circonstances n’entame en rien la capacité désarmante de Frammartino à faire de chaque instant du cinéma, de chaque image un plan, de chaque geste une situation. En témoigne exemplairement le travail du son qui, s’il apparait de prime abord anodin, relève des plus pures intentions cinématographiques : donner corps et voix à la matière, en écoutant sa respiration profonde : le vent sur la plaine, le froissement de la roche, le crépitement d’un feu. Et puis, dans le lointain qui revient, l’appel presque envolé du berger à ses bêtes. Car l’homme est en définitive lui-même considéré comme matière avant tout, à la chair rocailleuse, au visage stratifié, qu’on scrute comme un paysage : les traits, la peau, le pouls, sont autant de marques d’un territoire primitif, difficilement apprivoisé, éphémère et périssable. C’est tout le suspens qu’instille remarquablement cet Il Buco, empreint des élans originels du cinéma : appel de l’inexploré, de l’aventure primitive, que croise l’effroyable douceur d’une vie qui va sur la fin.

De là découle enfin l’impassible beauté, dont les sources intarissables nourrissent humblement tout à la fois les plaines, les cieux et nos regards obligés.  Rien ne saurait déranger le calme flot des images suspendues, comme raccordées par l’opération du monde lui-même, du monde et des hommes, dont la course sûre et sereine rythme parallèlement le destin de la roche et des bergers. Ce film de sensations douces, rare et précieux, vint rappeler que parfois le cinéma peut n’être qu’affaire d’imperceptibles frémissements, auxquels se raccroche l’attention comme à l’évidence : le regard suspendu au jour se levant, aux nuages qui tombent, à l’irrésistible chute d’une flamme dans les fonds inconnus. Tous les mots posés là, hésitants pour la plupart, ne restent qu’à l’ombre de cette émotion bien plus vaste. Des phrases en rade demeurées à quai devant l’horizon calme et splendide que donne à voir cet Il Buco. Me reste encore, des jours et des jours après, ce qui par les mots ne se peut concéder : tout un archipel, d’impressions et de souvenirs mêlés, que maintient l’empreinte d’une méditation émue.

9.5

Luca Mongai
Rédacteur en chef de la Cinémat'HEC pour l'année 2021-2022.

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