Cinéma

La Souriante Madame Beudet – Âme au foyer

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Lorsqu’il s’agit de citer les pionnières du cinéma, c’est souvent le nom d’Alice Guy, première réalisatrice de l’histoire, qui vient en tête. Moins souvent évoquée, Germaine Dulac est pourtant une des figures majeures, sinon la figure majeure, du cinéma muet féministe. D’extraction bourgeoise, homosexuelle et mariée de force à un homme, elle commence en 1915 une carrière qui place pour la première fois le regard féminin au centre de la réflexion cinématographique. Sur les quinze années qu’elle consacre à la réalisation de fictions, elle ne cesse de travestir les codes, que ce soient ceux du genre, de la sexualité ou de l’art. Expérimentant des formes toujours nouvelles, elle s’impose dans l’avant-garde esthétique de son époque et va jusqu’à sortir le premier film surréaliste de l’histoire, La coquille et le Clergyman, un an avant le Chien Andalou de Buñuel. 

Sorti en 1923, La Souriante Madame Beudet est sans doute le film le plus emblématique de sa carrière. Dès son titre, Germaine Dulac ironise sur la condition de son héroïne coincée dans une vie de couple étouffante, et qu’on ne verra évidemment jamais sourire. La critique qui s’y dessine est à deux niveaux, l’oppression du mariage étant autant ciblé que la petite-bourgeoisie. Alors que le film se déroule sur une période courte (à peine vingt-quatre heures), il évoque une existence monotone faite de journées solitaires. A ce titre, le souper en couple synthétise l’horreur d’une vie simple et bien rangée, à travers un spectacle aussi banal que répugnant.

Au cœur de ce dispositif se situe l’habitude du mari de mettre en scène son propre suicide, “plaisanterie“ répétée avec une arme sans munition dès que sa femme le contrarie. Cet acte, performance absurde qui n’a d’autre vocation que d’attirer l’attention sur lui, vide le pistolet de son usuelle virilité pour n’en faire qu’un instrument victimaire. C’est la femme qui, lassée, va injecter du vrai dans cette fausse tragédie, en chargeant le barillet. C’est toujours elle qui, prise de remords, tentera en vain de défaire son acte avant qu’il ne cause un drame. Dulac construit son récit sur des doutes, sur la vie intérieure de son héroïne, dans une démarche purement psychologique. Là où le féminisme mainstream de studio a tendance à se contenter de placer des femmes dans des récits intrinsèquement codifiés par les hommes, la réalisatrice opère ici un retournement total : madame Beudet ne se bat qu’avec elle-même, seule dans sa chambre, confrontée à un quotidien sans héroïsme ni adversaire, sinon le mariage dans tout ce qu’il a d’anodin.

Quand son mari finit par tirer sur elle, changeant le rituel du suicide en un meurtre qu’il imagine simulé et inconséquent, il la rate de peu avant de se précipiter vers elle pour la prendre dans ses bras. Au sein d’un schéma narratif classique, l’époux qui vient de traverser une épreuve (le presque-assassinat de sa femme) voit son amour redoubler, et tout se termine bien. Pour lui. Sa femme subit un contact qui la dégoûte, détournant les yeux mais n’osant pas se libérer de son emprise. Le génie de Dulac est d’embrasser la norme et de la travestir par la simple entremise du point de vue. Monsieur Beudet s’invente l’idée que sa femme voulait se suicider, il imagine un scénario qu’il résout lui-même, sans chercher la communication.

Cette incommunicabilité se propage dans toute la mise en scène, dès l’introduction, lorsque lui est montré travaillant, tandis qu’elle joue du piano. C’est un commerçant, un vendeur, marié avec une artiste, auquel on devine que Germaine Dulac s’identifie. Alors qu’il apparaitra en dehors de la maison (à son atelier donc, mais aussi au théâtre), sa femme restera bloquée dans son intérieur. Alors qu’elle lit et pratique la musique pour elle-même, de manière désintéressée, lui conçoit l’opéra comme une pratique mondaine, qui se consomme avec des collègues, où il peut en prime admirer le corps des actrices. Il va jusqu’à se moquer de son piano, l’interdisant d’en jouer, geste à l’origine du chargement du pistolet. La démarche consiste donc à éviter une opposition homme/femme stéréotypée qui réduirait ses intervenants à leur genre, en prenant en compte les pratiques sociales et les enjeux de classe pour affiner l’analyse. Aussi, lorsque monsieur Beudet s’apprête à frapper une poupée qui métaphorise sa femme, son ami le raisonne, affirmant que les femmes sont fragiles comme des poupées. Le sexisme s’y voit donc décliné sous tout un échantillon de variations, de la violence la plus explicite aux pratiques faussement empathiques, mais qui débouchent toutes sur une condescendance similaire.

Il serait toutefois malvenu de réduire La Souriante Madame Beudet au statut d’œuvre militante, sa réalisatrice y mettant aussi en lumière ses penchants pour l’avant-garde cinématographique. Les pensées de madame Beudet se font le vecteur de visions hallucinées, incarnation d’une lutte psychologique anti-spectaculaire. Au rang des surimpressions et autres effets de montages, les plus saisissantes restent ces apparitions fantomatiques, où le corps des acteurs apparait en transparence sur le décor. Utilisées à deux reprises, elles permettent d’abord à madame Beudet de fantasmer la capture de son mari par un joueur de baseball, avant de se retourner contre elle lorsque, seule en pleine nuit, elle le voit entrer par la fenêtre dans un cadre cauchemardesque. Cet usage d’un procédé similaire comme créateur de libération et d’oppression matérialise l’ambiguïté d’un imaginaire qui, bien que phagocyté par une société patriarcale que l’absence d’homme ne suffit pas à absoudre, demeure malgré toute la principale voie d’émancipation.

Particulièrement fin, La Souriante Madame Beudet est un film injustement méconnu d’une cinéaste malheureusement oubliée du grand public, effacée derrière ses contemporains masculins. Son œuvre entière, remplie de créations audacieuses, mérite encore aujourd’hui qu’on s’y attarde autant pour la modernité de certaines thématiques que les fantastiques idées visuelles qu’elle déploie.  

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