Cinéma

Petite Nature – Au revoir là-bas

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En littérature, les récits de transfuges de classe sont presque devenus un genre à part entière. D’Edouard Louis à Nesrine Slaoui, ces livres partagent une construction narrative aussi codifiée qu’un film de super-héros : un enfant d’un monde défavorisé et brutal se sent différent de ceux qui partagent son milieu social, dépeints comme un peu bêtes et sans rêve. L’enfant, plus sensible et fragile, sera remarqué par un adulte bienveillant doté d’un fort capital culturel (majoritairement un enseignant) et aura la chance d’accéder à une école parisienne prestigieuse, malgré les obstacles d’une famille qui refuse de le laisser partir. La plupart des transfuges ayant éprouvé leur épiphanie culturelle par l’intermédiaire de la lecture, il n’est pas anormal que leurs créations se limitent principalement au champ littéraire. Dans le cas de Samuel Theis, c’est au travers du théâtre qu’il a trouvé sa vocation, et c’est donc au cinéma que sort son premier film en solo, partiellement inspiré de sa propre histoire : Petite Nature.

Le film reconduit quasiment au mot près le schéma évoqué en introduction, en s’arrêtant lorsque Johnny, le futur transfuge, décide de quitter sa mère, Sonia, pour étudier dans une meilleure école. La mise en scène se met tout entière au service d’une opposition presque caricaturale entre le chaos familial et la paix professorale. En bas de son HLM, Johnny se fait harceler par un groupe d’adolescents, jusqu’à ce que sa mère le défende via une contre-attaque verbale et physique qui embrasse tous les attributs virils, réduisant les jeunes au silence. Ce même silence venant calmer une jeunesse surexcitée est atteint par l’enseignant en demandant aux enfants d’écouter leur pouls une minute après un cours de sport, lui-même ayant le doigt posé sur le cou de Johnny pour le prendre en exemple. C’est aussi cet enseignant qui protège les enfants cachés sous leurs pupitres pendant une simulation d’attaque terroriste, et quand Johnny part avec sa sœur observer sa maison, la lumière rassurante de la cuisine en fait un phare dans la nuit. La mère, en contrepoint, est représentée tantôt absente, abandonnant son fils à une soirée pour faire l’amour dans une voiture, tantôt isolée dans le cadre, buvant une bière dans la cuisine, quand elle ne demande pas à Johnny de lui masser les jambes.

Petite Nature se retrouve donc in fine particulièrement cinématographique, au sens où la réalisation de Samuel Theis est consciente de ses possibilités et les met pleinement au service de son sujet. La question qui se pose est donc plutôt du côté de l’angle de vue, de cette binarité radicale qui finit par ne tracer qu’une ligne de plus dans un sillon déjà largement exploité. Alors que Johnny lit sur son matelas dans la chambre qu’il partage avec son frère, ce dernier le supplie de sortir pour qu’il puisse coucher avec sa petite-amie. Le contraste de l’activité culturelle face à la physicalité instinctive du sexe renforce le sentiment que Johnny serait le seul être évolué dans une famille primitive, comme s’il fallait appuyer encore et encore un décalage complaisant. Dans un contexte similaire, La merditude des choses de Felix Van Groeningen parvenait à un équilibre nettement plus fin entre volonté d’élévation sociale et rapports familiaux. Bien que totalement incapables d’assumer leurs rôles de parents, le père et les oncles incarnaient une chaleur humaine et une vigueur qui s’opposait à l’austérité académique de l’école. La classe populaire, avec tous les défauts que le film lui représentait, n’était jamais dépeinte comme ce repoussoir absolu qu’en fait Petite Nature.

De même qu’il n’interroge pas sa représentation de la famille de Johnny, Samuel Theis ne questionne pas non plus le milieu du professeur, Jean, et de sa femme, Nora, elle-même travaillant au centre Pompidou de Metz. Leur maison recouverte de tableaux et d’objets d’art n’est qu’un décor, et seule la visite nocturne au musée fera concrètement état d’un vertige face à un univers artistique opaque. La tendance de Nora à tout photographier, et notamment des jeunes issus de milieux populaires, n’aboutit sur rien. L’amour de Johnny pour Jean, unique véritable variation sur la thématique du transfuge de classe, est traité avec un terre-à-terre qui empêche d’y voir plus qu’un support à la fois narratif et cinématographique, sans qu’il s’y joue, par exemple, la métaphore d’une relation impossible entre milieux sociaux. A deux reprises seulement, Petite Nature penche vers une infime interrogation de ses certitudes. Toujours à travers cette construction parallèle, ce sont deux diners qui se font le théâtre de cette ambiguïté. D’abord chez Jean, alors que Johnny dort sur le canapé, et que l’enseignant discute de lui avec une amie du monde de la culture sur un ton bienveillant aux relents paternalistes qui tient du mépris de classe intériorisé. Ensuite, c’est chez lui que Johnny interrompt un repas pourtant convivial pour dire ses quatre vérités à sa mère, enragé par sa médiocrité. A ce moment, aveuglé par sa fascination pour la réussite sociale, il brise l’unique scène familiale sincèrement belle, comme si Samuel Theis ne pouvait présenter les pauvres heureux que pour leur imposer un malheur à l’intensité décuplée.

Au vu de ce conflit simpliste qui opposerait la féminité culturelle (délicatesse du toucher, sensibilité aux arts, amour homosexuel) à la virilité populaire (omniprésence de la bière, combats d’égos, sexe presque bestial), il n’y a rien d’étonnant à ce que le film se conclue sur un contresens. Après avoir annoncé à sa mère ivre morte qu’il l’abandonne pour vivre en internat dans une école de plus haut niveau, Johnny se regarde danser dans un miroir sur une musique de Deep Purple, visiblement ravi de laisser sa sœur, dont il était le seul à s’occuper, dans ce monde qu’on n’a cessé de nous présenter comme toxique. Plus que la naissance d’une passion, Petite Nature raconte une fuite égoïste. Et s’il serait malvenu de jeter la pierre à Johnny, qui prend sans doute la bonne décision, c’est le manque de recul de la caméra de Samuel Theis qui doit être mis en cause. Pour citer Jean-Phillipe Tessé : « La mise en scène consiste à interroger un scénario, plutôt qu’à l’orner des rubans ».

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