Cinéma

Sous le ciel de Koutaïssi – La balade enchantée

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Il ne faudrait pas se laisser tromper par la double-rencontre qui ouvre Sous le ciel de Koutaïssi et qui semble prédestiner le film à une simple romance. Si les deux inconnus rassemblés par le hasard sont d’abord cadrés trop près, à hauteur des pieds, puis trop loin pour qu’on puisse les distinguer, c’est qu’ils ne sont pas, en réalité, les protagonistes principaux de cette œuvre qui ne cessera de se dérober à eux. C’est donc bien, comme l’indique le titre, de Koutaïssi qu’il s’agit, et non pas de Lisa et Giorgi.

Après s’être rencontrés par deux fois et s’être donnés rendez-vous à un café, ils sont victimes d’un maléfice qui métamorphose leurs corps. Incapable de se reconnaitre, ils s’attendent toute la nuit en espérant que l’autre -qu’ils ont en réalité sous les yeux- finira par se manifester. Leur amour est tel qu’ils font de ce café leur centre de gravité, elle en y vendant des glaces, lui en animant des jeux de rues visant à rameuter des clients. Leurs journées passent côte à côte sans qu’ils n’échangent un mot, et l’inertie de leur relation est l’occasion, pour Alexandre Koberidze, de se promener dans l’existence des habitants de cette ville qui les entoure.

D’abord centrée sur eux, la caméra n’aura de cesse de les oublier, s’attardant sur un élément extérieur avec une attention similaire, sinon plus grande encore, à celle qu’elle accorde aux deux amants maudits. Ainsi, le soir de leur non-rencontre, c’est une bande d’amis installés au café qui absorbe l’attention. Lentement, le spectateur réalise qu’il a perdu de vue ses héros, comme on découvre parfois qu’on s’est égarés en marchant, perdu dans nos pensées. Finalement, ce sont ces amis dont on ne sait rien et qu’on ne reverra pas qui nous emportent hors du café. Au petit matin, le groupe se sépare progressivement à grands renforts d’embrassades et de sourires. Le tout sans presque rien entendre de leurs échanges.

C’est que Sous le ciel de Koutaïssi se rapproche par de nombreux aspects du cinéma muet, déléguant à une voix-off espiègle la narration non-visuelle. Plusieurs dialogues sont retranscrits dans leur intégralité de manière extra-diégétiques, dans un geste qui consiste à faire de ses personnages des figures exclusivement cinématographiques au sein d’un monde à la lisière du fantastique. De même, les grands moments d’émotion, comme la découverte par Giorgi de sa transformation, sont relégués hors-champ, afin de conserver sur la durée cette nonchalance amusée qui sert de fondement au ton du film.

S’attardant tantôt sur le rapport entretenu entre les chiens errants et les télés diffusant la coupe du monde, tantôt sur un fantastique match de foot amateur tourné au ralenti, la mise en scène capture une atmosphère pittoresque et absurde, dessinant au long-cours l’image d’une cité foisonnante, pleine de fragments de vies tout aussi passionnants, sinon plus, que le mauvais sort de l’introduction. Le jeu d’équilibre de Koberidze consiste avant tout à ne pas tomber dans la caricature de son propre imaginaire, et à sublimer la banalité plutôt que de banaliser le sublime.

Des mouvements d’enfants venus demander un ballon à Giorgo peuvent alors devenir l’objet d’une pure fascination, le cadre large laissant deviner leurs pensées par leurs aller-et-retours, passant de l’espoir à la déception pour terminer sur l’excitation causée par les rebonds de la balle finalement partagée. Tout dans le film se construit comme une valse des corps, parfois regardés de très loin, parfois au contraire de très près, détail par détail, comme les spectateurs d’un match ou les statues qui trônent dans le parc. La beauté la plus sidérante côtoie le comique, et d’un vidéoprojecteur qu’on peine maladroitement à calibrer, le cinéaste retient avant tout les jeux de lumières sur les reliefs des pierres.

D’une durée de deux heures et demie, Sous le ciel de Koutaïssi est un film interminable, dans la dimension positive du terme, c’est-à-dire au sens où il parait ne pas pouvoir se terminer. Il y a toujours autre chose à dire, une autre anecdote à raconter, la lubie la plus anodine de quelques citoyens anonymes pouvant devenir, l’espace d’une dizaine de minutes, un sujet à part entière. On pense inévitablement à la phrase de Flaubert : « pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps ». Au prix de ces errances, la nécessité d’achever le récit donne un sentiment de facilité, tant on sent que la conclusion convenue, qu’on pourrait résumer par « le cinéma révèle nos vérités intérieures », n’est qu’un prétexte rapidement évacué pour clore une boucle pourtant vouée à rester ouverte. Si elle ne manque pas de beauté, elle s’imbrique néanmoins dans un modèle de narration plus classique qui détonne avec le reste de l’expérience.

Cela n’empêche pas Sous le ciel de Koutaïssi de rester hypnotisant, jusque dans cette tirade finale qui suit le dénouement, où la voix-off s’interroge sur le sens même du film, dans une réflexivité amusante qui évite habilement la lourdeur inhérente à ce genre de procédé. Constamment imprévisible, même une fois qu’on saisit la teneur de ses procédés, le film d’Alexandre Koberidze fabrique un univers entier de rêveries concrètes qui atteignent, par l’intermédiaire de décalages facétieux, une justesse inattendue.

8.5

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