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Le Jeu de la Dame, ou la surenchère du mythe du génie

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Élevée par une mère seule et instable (mère qui constitue déjà une première figure de génie incompris), puis orpheline à 8 ans, Elizabeth Harmon devient élève dans un orphelinat où les petites filles sont droguées pour être disciplinées, et où elle apprend à jouer aux échecs dans les sous-sols avec comme unique professeur un concierge froid et acariâtre. En attendant désespérément d’être adoptée, elle se lie d’amitié avec une jeune fille noire qui deviendra par la suite avocate et activiste pour les droits de la communauté afro-américaine. Son amie ne pouvait pas simplement avoir une vie banale : il fallait qu’elle soit, elle aussi, une figure héroïque, avant-gardiste, allégorie même du progrès sociétal en marche. Si l’histoire de cette amie est peut-être crédible, voire réjouissante, la juxtaposition de deux personnages aussi exceptionnels peut être comptée parmi les nombreuses coïncidences heureuses qui rendent Le Jeu de la Dame quelque peu grotesque. Au bout du compte, Elizabeth est adoptée, mais détrompez-vous, naïf serait celui qui la croirait venue au bout de ses peines ; ce n’est jamais fini. En effet, de ce séjour traumatisant en pensionnat naît une dépendance aux tranquillisants avec laquelle elle se débattra toute sa vie. De surcroît, le couple qui l’accueille se brise au bout de quelques jours seulement après son arrivée. Restée seule avec sa mère adoptive, Elizabeth commence à s’investir dans les tournois d’échecs régionaux et nationaux afin de faire subsister sa nouvelle famille de deux, tournois qu’elle remporte sans trop de difficultés, mais en parallèle, mère et fille plongent ensemble dans l’alcoolisme. Au bout de quelques mois la deuxième mère d’Elizabeth finit par mourir à son tour, notre protagoniste devenant ainsi doublement orpheline. Du côté de ses amours, même ceux-là sont constamment déçus : l’un est trop benêt, l’autre trop prétentieux, et le dernier, le vrai amour de sa vie, préfère les hommes. Pour couronner le tout, rappelons-le, Elizabeth est une femme qui joue aux échecs à une époque où les femmes ne sont considérées que comme des ménagères.

Ainsi, la liste de ses souffrances est peut-être longue mais il fallait la dérouler entièrement pour illustrer à quel point une telle histoire est ubuesque, à défaut d’être totalement saugrenue. L’énumération est à l’image du scénario : excessif, éprouvant et finalement, dépourvu de sens. La question est la suivante : qu’y a-t-il à tirer de cette mini-série ?

 

Est-ce un manifeste féministe ? Si oui, il est bien maladroit.

Walter Tevis, auteur du roman originel dont est tirée la série Netflix, se voulait certainement féministe en écrivant cette fiction, mais pour appuyer sa thèse il s’est trouvé obligé d’inventer une héroïne caricaturale, voire fétichisée : archétype de la femme forte et indépendante, elle subit beaucoup, se relève toujours et reste charmante même quand elle sombre dans les abysses de la dépression, les pires marasmes de la déesse au corps de mannequin se résumant à d’élégantes promenades, un  verre à la main, en lingerie, d’une pièce à l’autre de sa maison certes répugnante, à la différence de son brushing qui, lui, ne l’est jamais. Cela dit, l’ambition de Scott Frank, réalisateur, n’était peut-être pas de montrer la laideur de la dépression dans toute sa splendeur.

Par ailleurs, si vous avez regardé cette série en pensant qu’il s’agissait d’une histoire vraie, sachez que Walter Tevis s’est inspiré de faits réels mais qu’il n’a fait que piocher par-ci par-là parmi les rencontres qu’il a faites tout au long de sa vie. Ainsi le personnage principal n’est-il qu’une mosaïque de différents personnages, ou plutôt de leurs fragments les plus extraordinaires, les plus romanesques. Elizabeth est donc une fresque d’excellence qui ne laisse que peu de place à une touche d’humanité, humanité qui est, elle, limitée. L’intelligence de la jeune Beth est absolue, ou presque : il faut concéder qu’il lui arrive de perdre deux ou trois fois contre des ennemis de taille mais ces défaites sont finalement négligeables, notamment au vu de la grande finale de la série, et ne constituent que de vulgaires coups de théâtre pour permettre au scénario de se prolonger à partir de ces maigres rebondissements. En partant du principe que l’histoire est une biographie romancée, il devient envisageable de juger cette mini-série avec plus d’indulgence. Il suffirait alors de fermer l’œil sur les quelques tournures extrêmes que prennent le scénario, puisqu’un auteur n’aurait jamais osé pousser de telles extravagances s’il n’y avait pas au moins une base de faits sur lequel se fonder, pourrait-on penser. Malheureusement, Walter Tevis et Scott Frank après lui n’ont pas hésité à appuyer sur tous les traits pour faire de leurs œuvres respectives des représentations grossières et fantasmagoriques du génie au féminin.

Ce qui est d’autant plus surprenant c’est que des centaines de femmes génies restent encore cachées dans l’ombre de la discrimination historique que continue à véhiculer la mémoire collective encore à ce jour. Alors pourquoi ne pas saisir l’occasion de les mettre en lumière, en présentant leurs faiblesses dans toute leur complexité et leur réalité, afin de rétablir la vérité au lieu d’en créer une alternative, invraisemblable et fantasmagorique ? L’Histoire ne manque pas de femmes incroyables au destinées spectaculaires et qui ne sont que rarement mises en valeur, justement. Pour n’en citer qu’une, Judit Polgar est une championne d’échecs de renommée mondiale qui a été surnommée « La Reine des Échecs » et dont les nombreux exploits sont remarquables. Son succès est certes postérieur à l’œuvre de Walter Tevis mais Netflix ne pouvait-il pas s’intéresser à un cas bien réel plutôt que de continuer à promouvoir des contes de fées irréalistes ? Est-ce réellement impossible de raconter l’histoire d’une femme géniale sans tomber dans les lourdeurs d’un mythe éculé au possible, qui crie le « c’est trop beau pour être vrai » ? À l’inverse du Jeu de la Dame, des films comme Moi, Tonya redonnent foi en la possibilité d’une telle entreprise. Tonya Harding est bien géniale et torturée mais la manière dont son histoire est contée déstructure totalement le mythe du génie torturé. Loin de voir ses tares édulcorées pour qu’on ne voit finalement que son génie, ses défauts sont bel et bien laids, soit véritablement humains.

Si cette interrogation peut mener au débat autour du rôle de la fiction, Moi, Tonya étant un biopic à la différence du Jeu de la Dame par exemple, l’idée ici n’est pas de soutenir que toutes les histoires devraient être inspirées de faits réels ; il est plutôt question de nuance et de profondeur. Ce qui est gênant dans Le Jeu de la Dame, c’est bien cette représentation binaire du génie. Tout se passe comme s’il fallait absolument justifier tant de talent par autant de souffrance.

Est-ce un portrait du génie ? Si oui, il est bien binaire.

Ne sommes-nous pas tentés de penser qu’il ne pourrait pas y avoir de génie sans douleur, pas de Camille Claudel sans suffocation par Rodin, pas de Alan Turing sans oppression homophobe, pas de Mulan sans discrimination sexiste ?

Dans un premier temps, la souffrance du héros peut être compris comme une tentative d’humaniser le génie. On lui fait endurer les pires maux toute sa vie durant, en compensation de la grandeur de son talent, sinon en châtiment. Si on admire Raymond Babbitt dans Rain Man, on sait aussi qu’il est autiste ; si on admire Mark Zuckerberg dans The Social Network, on sait aussi qu’il n’a pas d’amis ; si on admire la chanteuse épnoyme dans Dalida, on sait aussi qu’elle finit par se donner la mort ; si on admire John Nash dans A Beautiful Mind, on sait aussi qu’il souffre de schizophrénie ; si on admire Stephen Hawking dans The Theory of Everything, on sait aussi qu’il est atteint d’une maladie dégénérative inguérissable.

Dans un second temps, l’épreuve vient renforcer l’exploit. Indéniablement, on ne peut attribuer qu’un pur mérite à celui qui est victime des pires souffrances et qui parvient tout de même à atteindre des sommets inégalés. Il s’agit là du paroxysme même du mérite, paroxysme maintes fois atteint et dépassé dans les contes épiques, les romans, les shōnen, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la quête de ce paroxysme se noie inévitablement dans la logique du « toujours plus ». La surenchère des épreuves que traverse le héros obéit à la loi hyperbolique du parallélisme entre grandeur et souffrance : plus un guerrier combat, plus il vainc. De la même manière, plus un génie souffre, plus il est génial. Cette règle semble s’être absolutisée dans de nombreuses œuvres qui mythifient un personnage, un homme ou une femme, pour l’élever au rang de génie inaccessible, œuvres dont Le Jeu de la Dame fait partie.

Ce culte du mérite à tout prix, quitte à mettre en scène les pires épreuves jusqu’à l’accumulation abjecte, est révélateur d’une certaine facette de notre société fondamentalement méritocratique, facette brillante et étincelante qui attire l’œil mais qui ne constitue sans doute pas l’entièreté du visage de l’humanité. Que trouve-t-on derrière la gloire triomphante du héros méritant ? Qui est réellement Elizabeth Harmon sinon une série de succès et une façade impassible dont la peine n’est communiquée que dans la taille du tas de bouteilles vides qui gît à son chevet ?

Est-ce une représentation de la souffrance humaine ? Si oui, elle est bien superficielle.

Qui n’a pas rêvé, au moins un instant, d’être un génie talentueux, admiré de tous, doté d’un don inné, capable de briller par ce don unique et absolu ? Qui n’a pas rêvé, au moins un instant, d’être ce génie talentueux quitte à être malmené par la vie comme le sont toujours les génies talentueux selon toute apparence ? Quand on contemple la vie de grands génies incompris ou d’artistes enivrés par la mélancolie, n’a-t-on pas tendance à euphémiser leur souffrance en l’érigeant en source, sinon en cause, de leur intelligence ou de leur art ?

Si on se dit prêt à subir de tels sacrifices, c’est sûrement parce qu’on ne saisit pas dans sa totalité la réalité de la souffrance humaine, et ce sont des séries comme Le Jeu de la Dame qui nous en donnent une fausse impression en faisant de la prétendue misère psychologique du génie une romance qui humecte les yeux. Le mythe du génie a tendance à édulcorer ce que peut être la vraie souffrance d’un génie incompris, pour ne la rendre qu’épique. À force de ne voir présentée à l’écran qu’une souffrance superficielle de super-héros qui ne s’est pas encore révélé comme tel, on en vient à croire que la souffrance est un mal à payer pour un bien, que c’est finalement le prix à payer, et que, bon, ce n’est peut-être pas si cher payé pour obtenir en échange la gloire éternelle.

 

Malgré tout, Le Jeu de la Dame garde un certain nombre de points forts. Tout d’abord, Scott Frank est parvenu à faire d’un simple plateau noir et blanc le centre de l’attention de spectateurs même inexpérimentés. De plus, si notre protagoniste est peut-être peu crédible tant elle est caricaturale, tous les personnages ne sont pas non plus manichéens, ils sont même attachants d’une certaine manière et les relations entre eux restent tout de même travaillées. Finalement, ils restent attachants d’une certaine manière. « Quel que soit le mépris qu’il nous inspire, le kitsch fait partie de la condition humaine » dirait Kundera.

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