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Le Maître du Haut Château, du roman au petit écran : voyage au bout de notre réalité

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Vertige. Rarement l’œuvre d’un artiste n’avait correspondu aussi précisément à cette sensation insaisissable qui confère à celui ou celle qui en est sujet une étrange propension au malaise. Avec Le Maître du Haut Château, publié en 1962, année capitale de la Guerre Froide, Philip K. Dick bouscule le monde littéraire d’alors et propose un roman à part, aussi bien dans sa propre bibliographie que dans le paysage science-fictionnel de l’époque. Il y imagine une réalité alternative, où l’Allemagne et le Japon sont les grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et se livrent une guerre froide qui n’en porte pas le nom. Un tel postulat de départ, effroyable pour une génération qui voit de vieux démons se réveiller, ouvre la porte à un univers parallèle au nôtre, riche, complexe et angoissant. Univers que l’auteur américain ne fera qu’effleurer et qui, des décennies plus tard, sera exploré en profondeur à l’occasion d’une série produite par Amazon et Ridley Scott. Retour sur l’adaptation de l’un des livres les plus marquants du siècle dernier.

Adapter une œuvre de Philip K. Dick à l’écran relève quasiment de l’impossible tant la verve imaginative du romancier chicagoan dépasse les limites de ce que peut rendre compte la technique filmique d’aujourd’hui. Et pourtant, certains virtuoses de la mise en scène s’y sont aventurés, non sans réussite au vu des chefs-d’œuvre incontestables que sont Blade Runner ou Minority Report. Ces long-métrages témoignent ainsi de l’extrême habileté qu’il faut avoir pour faire du texte de Dick un support fertile pour accoucher d’un film mémorable. Le roman – ou le plus souvent, la nouvelle – de l’écrivain américain ne devient en effet, dans l’esprit de celui qui cherche à le transposer à l’écran, qu’un matériau principiel, qu’une brèche ouvrant la porte à une œuvre parfaitement nouvelle, n’ayant en commun avec le texte originel qu’un univers et quelques éléments narratifs. Car Dick ne peut être adapté – mot impropre pour désigner précisément le travail du scénariste – tant la structure de ses récits, essentiellement courts, et leur extrême complexité parfois rendent difficile une visualisation parfaite et univoque de ce qu’il pourrait donner à l’écran. C’est sans doute cela, par exemple, qui a poussé Michel Gondry à abandonner son projet d’adaptation d’Ubik, œuvre totale de Dick qui interroge, comme notre objet d’étude, la question de la réalité et de l’unicité – ou non – de notre univers.

Alors, au moment de se lancer dans une série qui reprendrait les contours du Maître du Haut Château, l’appréhension peut être au rendez-vous. Et il n’y a rien d’illégitime là-dedans, au vu du risque considérable de naufrage. Véritable plongée dans l’inconnu, cette production Amazon Studios, l’une des premières grosses sorties de la plateforme Prime Video, mérite alors qu’on s’y attarde, histoire d’aiguiller le spectateur néophyte comme l’amateur invétéré du roman de Dick. Ce qui saute aux yeux, dès les premiers épisodes de la série, c’est la liberté prise par les showrunners vis-à-vis du récit original : les Nazis occupent une place beaucoup plus importante, certains protagonistes principaux sont montés de toute pièce et l’univers est beaucoup plus approfondi que dans l’œuvre première. La volonté des producteurs de bâtir quatre saisons sur un roman d’à peine 350 pages justifie une telle décision et, au regard de l’intelligence scénaristique avec laquelle cela est fait, il est compliqué de leur reprocher réellement cette tentative, d’autant plus qu’elle ne fait que s’inscrire dans la lignée des précédentes adaptations réussies de l’œuvre du romancier chicagolais.

Plus le visionnage avance, plus les deux œuvres prennent des chemins distincts, jusqu’à ce que le spectateur averti ait le sentiment d’avoir affaire à deux œuvres appartenant certes au même univers, suivant plus ou moins les mêmes personnages mais dont les péripéties deviennent fondamentalement différentes. La force de la série, qui va de pair avec son format plus étendu, réside dans sa faculté à caractériser en profondeur les personnages, à leur donner une consistance qui fait parfois défaut à ceux imaginés par Dick, notamment grâce à des acteurs pleinement investis dans le projet. Mais sa structure même, qui lui offre la possibilité de s’affranchir du roman, devient progressivement un fardeau, ou tout du moins un élément qui entrave le bon déroulé de l’intrigue. Le parti pris de réalisation, notamment au niveau de la photographie, assez sobre, parvient aisément à instituer l’ambiance angoissante voulue et à plonger le téléspectateur dans cet univers parallèle où l’Axe est sorti vainqueur de la guerre. Cependant, à terme, il peut conduire à un désintérêt, à une léthargie mortifère tant la couleur des épisodes finit par se ressembler. Seule l’intrigue retient alors le spectateur et le pousse à poursuivre, parfois difficilement, la lecture de la série. Là encore, la fondamentale différence entre le roman de Dick et la série d’Amazon, tant sur le fond que sur la forme, devient manifeste et révélatrice du rapport du romancier américain au cinéma. Car la série produite par Ridley Scott s’apparente, à l’instar des productions HBO, à du cinéma, du vrai cinéma.

Le Maître du Haut Château est une œuvre fondatrice, originale et iconoclaste. Tellement que ne pas voir pénétrer dans nos salles obscures une ou plusieurs adaptations de ce roman pendant un demi-siècle ressemble à une anomalie que seul Amazon a été en mesure de surmonter. La série qui en découle n’est pas parfaite certes, mais elle a le mérite de faire vivre un texte exceptionnel d’un des auteurs les plus innovants du siècle dernier, en explorant un univers si déroutant et foisonnant que celui qui a germé dans l’esprit de Philip K. Dick. On peut regretter que ce soit un tel studio qui en soit à l’origine, mais il faut reconnaître que les moyens ont été mis pour donner une identité particulière, une saveur indélébile au texte originel, qui ne s’en trouve pas souillé et qui conserve sa force évocatrice, celle d’envisager le pire des mondes pour améliorer celui que l’on a.

 

“On some other world, possibly it is different. Better. There are clear good and evil alternatives.”

 

Disponible sur Prime Video. 

 

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