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Network – Spectacle enfiévré

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           À la veille d’élections américaines pour le moins incertaines et tendues, les chaînes de télévision s’en donnent à cœur joie : FOX, CNN, ABC, NBC, MSNBC, et autres lettres fièrement agencées – ce jusqu’aux côtes européennes, de la BBC à BFM –, personne n’est en reste : “ Tel candidat a dit ceci, a menti là-dessus, votez plutôt pour lui, ou bien plutôt pour l’autre, tel obscur comté est en fait décisif, plus décisif qu’un autre, croyez-en l’information exclusive qui vient d’arriver de sources plus que sûres ! “ Un flot ininterrompu de décryptages, d’éditions spéciales et de breaking news, qui noient le pauvre citoyen tout en le maintenant les yeux ouverts : il ne faudrait après tout pas qu’il éteigne sa télé. En 1976, Sidney Lumet – cinéaste alors déjà connu pour son engagement – pose un regard lucide et attaque ce microcosme cynique à grands coups de cinéma : son Network reste puissamment d’actualité.

           Howard Beale, présentateur historique chez UBS, souffre d’un audimat en déclin qui justifie son licenciement. Ce journaliste, qui a récemment perdu sa femme, et maintenant son emploi, n’a plus véritablement de raison de vivre, et annonce une semaine avant son départ – en même temps que son retrait de la chaîne – son suicide en direct à la télévision prévu lors de sa dernière émission. Avec ce scandale évident, la direction d’UBS décide de le déprogrammer prématurément en lui accordant une dernière émission pour présenter ses excuses : au lieu de cela, il se lance dans une tirade antisystème, exprimant la « vraie » colère des « vrais » gens. Mais l’inattendu frappe à la porte : les audiences atteignent des niveaux records, et la chaîne décide de créer une nouvelle émission phare avec comme vedette Howard Beale, nouveau prophète des temps modernes. Voici donc l’histoire d’un homme piétiné, récupéré, puis broyé par la télévision. Ce faux-prophète est à notre image, bien naïf devant ce qu’on lui propose, dont les râles et les colères ne sont qu’un moyen détourné de faire de l’audimat, du chiffre.

           La force de Network réside entièrement dans sa rage folle, la fièvre bouillonnante qui s’en dégage et se répand encore aujourd’hui. Les trajectoires de chaque personnage sont brillamment écrites, incarnées par un casting au sommet de son art : Peter Finch, Faye Dunaway, William Holden, Robert Duvall… qui faudrait-il de plus ? Plus encore, l’écriture entière est empreinte d’un profond désespoir, car en définitive rien ne change. Point de prise de conscience hollywoodienne, de retour à la compassion ou à l’empathie, Lumet trace un portait intensément pessimiste, aucune échappatoire ne lui semble à portée, le diktat du 4/3 est sur les rails et rien ne pourra désormais l’arrêter. Personne ne change, ce monde reste le même, et tout le monde continue à applaudir, encore et encore. Libéraux convaincus, communistes révolutionnaires, tous uniformément broyés par la machine. Tout passe mais rien ne change. La mise en scène elle-même va par moments jusqu’à épouser les mouvements typés d’une caméra de télévision, idée géniale d’un cinéma étant lui-même récupéré par le petit écran – car que peut-il, ce cinéma, face à une telle force d’enrôlement ?

           Dans ses temps forts comme dans ses relâches, Network semble toujours poussé par une rage, une colère sourde et qui ne saurait se retenir, comme un long cri de Lumet à la face du monde, signal d’alarme qu’il sait pertinemment voué à l’échec mais auquel il s’adonne quand même, dans un geste à la fois enfiévré et désabusé. New-York baigne dans une atmosphère bouillonnante – qui n’est pas sans rappeler la situation actuelle –, toujours filmée comme rongée de l’intérieur, au bord du gouffre.

D’aucuns déploreraient toutefois que le film possède aujourd’hui quelque aspect désuet… et ils n’auraient pas tort. Non pas que le film ne soit pas raccord avec la réalité, il en avait tracé, avec 30 ans d’avance, les grandes orientations. Mais la réalité a simplement dépassé, rongé l’outrance de Network – et notamment la télé-réalité – donnant l’impression d’une fable enragée, certes, mais quelque peu à l’écart de la réalité du jour, d’autant plus qu’un autre « network », social cette-fois, est passé par là. Il reste que la fièvre l’emporte, et qu’au-delà de la portée générale du discours, c’est l’intensité de certaines séquences qui éblouit. Cette séquence centrale notamment, au cours de laquelle Howard Beale, revenu d’une illumination après des heures passées sous la pluie new-yorkaise, délivre un monologue d’une force rare.  New-York bouillonne et s’embrase, moment de confusion, de basculement, dernier avertissement enfiévré à un auditoire suspendu à son écran et qui – comme nous – monte le son.

           Alors, si les élections de cette nuit participeront probablement à changer la face du monde, il est certaines choses qui, elles, demeureront identiques. En particulier cette réalité sinistre du monde télévisé, que Lumet avait su saisir il y a de cela 30 ans. Le spectacle continue, pour des siècles et des siècles : lumière sur le plateau, générique, applaudissements de la foule, toujours intacts, toujours recommencés, moteur dans 3, 2, 1…

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Luca Mongai
Rédacteur en chef de la Cinémat'HEC pour l'année 2021-2022.

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