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Rebecca, ou la hantise de la perfection

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Il était une fois, sous le soleil ardent de Monte Carlo, la rencontre de Maximilien de Winter, lord britannique fortuné et nouvellement veuf, et d’une jeune dame de compagnie, insouciante, qui « ne connaissait encore rien de la vie » (comme le dit la voix-off dès l’exposition). Cette croisée de deux destinées que tout semblait séparer donne lieu à une idylle estivale sur fond de soleils couchants en bord de mer. Toutefois, le séjour touchant à sa fin, vient le jour des adieux déchirants. C’est alors que Maxim propose à notre héroïne de l’épouser sur le champ, ce qu’elle accepte. Après la lune de miel s’opère un changement de décor drastique : la nouvelle Mrs. de Winter découvre enfin Manderley, domaine familial grandiose mais lugubre, qui malgré sa somptuosité se révèle très peu accueillant. En effet, le fantôme de la précédente Mrs. de Winter hante encore les lieux, occupant chaque coin et chaque recoin de l’immense bâtisse, n’accordant ainsi aucune place à celle qui prend sa suite.  

Dès la scène d’ouverture, une atmosphère de pesanteur macabre envahit l’écran. Par contraste, les vacances au cours desquelles les futurs époux se rencontrent ne semblent être qu’une parenthèse de légèreté et de fraîcheur (ou de chaleur) qui ne tarde pas à se refermer brusquement lorsque les tours menaçantes du château de Manderley commencent à poindre au loin. Les palmiers de la Côte d’Azur laissent alors place aux murailles funestes de ce nouveau cadre oppressant qui traduit de manière très éloquente ce que la jeune femme ressent en son for intérieur. La lumière variant du bleuté au gris, la musique onirique qui accompagne la chute dans les méandres du passé, ou encore le regard perçant de Mrs. Danvers, la domestique en chef, qui épie constamment depuis l’ombre, accentuent toujours plus cette ambiance inquiétante. 

La première femme de Maxim n’est jamais tout à fait présentée à l’écran, ni même représentée, mais elle n’en demeure pas moins présente, voire omniprésente, notamment à travers la récurrence de ses initiales, inscrites sur chaque objet, chaque vêtement qui lui a un jour appartenu. La seule énonciation de son prénom, maintes fois répété, suffit à rendre sa présence incontournable.

À côté, notre protagoniste reste innommée, plutôt qu’éponyme contrairement à ce que le titre du film pourrait laisser penser. À aucun moment ne l’appelle-t-on, signe de la solitude d’une femme isolée et perdue dans sa propre maison. Seul le nom de Rebecca, c’est-à-dire celui de sa prédécesseure, résonne dans les couloirs vides de Manderley, à tel point qu’on ne sait plus très bien laquelle des deux épouses est la plus vivante. Le château des Winter n’est finalement qu’un vaste mausolée pour la fascinante Rebecca dont tous disent des merveilles.

Constamment enveloppée de mystère, Rebecca est décrite par tous comme l’allégorie de la perfection. À mesure que notre héroïne en apprend plus sur ce personnage d’exception, les souvenirs qui lui sont relatés, que ce soit par la belle-famille ou par les domestiques, ne font que renforcer l’idée qu’elle, la nouvelle venue, ancienne dame de compagnie qui plus est, ne sera jamais à la hauteur. Concurrencer une morte est d’autant plus ardu qu’on ne peut pas s’attendre à ce que son adversaire ne fasse un faux pas, à moins qu’il n’ait déjà été commis dans le passé. Il ne reste plus que la mémoire, unique héritage laissé par les trépassés. La mystification envoûtante engendrée par la mémoire, inévitablement biaisée, de la défunte omet cependant de graves détails. Mrs. de Winter la seconde se voit peu à peu enfermée dans une énigme qui n’est pas la sienne. Encerclée par les vestiges de la vie d’une femme dont elle ne connaît rien, elle s’engage donc à aller creuser dans le passé pour venir à bout de ce que cette mémoire, telle qu’elle est transmise, oublie. Cette recherche de réponses au sujet de la disparition de Rebecca devient vite une enquête obsessionnelle mue par la force du secret et la puissance du non-dit.

Comme tout bon thriller, le retournement de situation est ici crédible. Il est notamment rendu possible grâce à la qualité du travail des acteurs, dont le jeu est double. Ce n’est qu’à la deuxième moitié du film que l’interprétation alternative de leurs gestes et expressions n’apparaît, à la lumière des révélations qui ont été faites. Si à l’origine chacun des personnages semble correspondre à un stéréotype bien précis, le réalisateur essaie justement de jouer avec ces clichés pour nous faire finalement découvrir de nouvelles facettes de ses personnages non-manichéens : Armie Hammer nous donne à voir un Maxim de Winter ténébreux mais attendrissant, Lily James une Mrs. de Winter candide mais vive, et Kristin Scott Thomas une Mrs Danvers ambiguë et perverse.

Si dans le film de Ben Wheatley on retrouve des accents hitchcockiens, c’est bien parce que le ton a été donné par Hitchcock lui-même en 1940 avec son long-métrage Rebecca. Ben Wheatley se fait ainsi l’apprenti du grand « maître du suspense » en reprenant certains des codes caractéristiques de son œuvre, comme pour lui rendre hommage. Cependant, celle qu’il faut remercier avant tout pour une telle intrigue n’est autre que Daphné du Maurier, auteure du roman policier d’origine publié en 1938.

Pour faire court, si vous êtes à l’affût d’un thriller efficace et prenant, n’hésitez pas à vous plonger dans ce long-métrage omineux, surprenamment disponible sur Netflix vu l’écart abyssal de qualité avec les autres films proposés sur la plateforme.

8

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