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Cinéma et politique : Le Caïman

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Comment dénoncer les méthodes véreuses d’un politicien encore omnipotent et dont l’aura demeure incontestée ? Et plus précisément : comment s’en prendre cinématographiquement à Berlusconi alors que son emprise morale et psychologique sur une Italie qu’il a empoisonné à coups de propagande télévisuelle a pénétré profondément les mentalités italiennes ?  

En 2006, moins d’un mois avant les élections parlementaires d’avril 2006 en Italie, Nanni Moretti sort Le Caïman. A première vue, l’histoire n’est politique qu’au second plan : Bruno Bonomo, producteur à la dérive, rencontre une jeune scénariste, Teresa, qui lui transmet son premier scénario, Le Caïman. Bruno finira par comprendre que ce « caïman » qui, dans le scénario de la jeune femme, connaît des ascensions politiques vertigineuses grâce à des sommes d’argent littéralement tombées du ciel, trempe dans des affaires de corruption, se défile à son propre procès, c’est Berlusconi. Ce duo intergénérationnel devra alors lutter contre de nombreux obstacles, des tendances sympathisantes envers Berlusconi de certains producteurs à la lâcheté d’acteurs refusant de jouer d’Il Cavaliere, pour monter ce qui sera le premier film dénonçant les méthodes berlusconiennes dans l’Italie que dépeint Moretti.  

Pourquoi cette histoire au second degré alors que Moretti avait, au départ, écrit un scénario direct et acerbe, visant directement Berlusconi ? Il n’y a pourtant pas de doute possible : le sujet du film de Moretti est bien l’Italie qu’a pourri Berlusconi et, sans trop en dire, le basculement final dans Le Caïman de Teresa et le plan final d’un Berlusconi appelant à mettre l’Italie à feu et à sang (enfin la présence de Moretti en tant que critique amer de la politique berlusconienne se révèle car il interprète lui-même Berlusconi), en sont la preuve. Traiter d’un sujet politique très délicat en l’abordant à travers une histoire qui n’a de prime abord rien de politique est un véritable coup de génie de la part de Moretti.  

Ce procédé est brillant et particulièrement efficace car, en montrant le processus de création d’un film politique, la critique anti-berlusconienne est dédoublée. Il y a d’abord la critique directe que porte le film de Teresa lui-même et dont on apercevra quelques plans à la lecture du scénario par Bruno ou à la fin du film et dans lesquels Berlusconi est directement représenté et attaqué. En ce sens, Teresa joue le rôle de Moretti lorsqu’il avait encore l’intention de faire un film visant directement Berlusconi. Puis il y a tout ce que le long chemin de croix sur lequel Bruno et Teresa avancent révèle de la censure et la sclérose créatives en Italie. Toutes les perfidies de Berlusconi sont racontées au compte-goutte, à mots couverts, lorsque le producteur ou la scénariste racontent le contenu du scénario aux acteurs, producteurs ou techniciens qu’ils veulent recruter. De conversations en conversations, entre lesquelles le spectateur n’a qu’à relier les parcelles, Moretti brosse le portrait d’une Italie paralysée par un monstre politique. C’est une attaque indirecte, caché derrière l’histoire d’un producteur en galère et d’une scénariste engagée. De plus, cela permet à Moretti d’étendre son propos au-delà de la figure de Berlusconi et, s’il ne le ménage pas malgré tout, c’est avant tout l’influence de la rhétorique berlusconienne sur les mentalités et les discours des italiens qui intéresse Moretti. A quel point les traces qu’a laissées Berlusconi sur l’Italie sont-elles indélébiles ? C’est, au fond, la grande question de ce film.  

Enfin, ce procédé d’attaque au second degré est particulièrement efficace puisqu’il permet de désincarner le propos du pamphlétaire qui réside chez Moretti. Le discours politique de Moretti est tenu par des personnages qu’il a su rendre, en 1h48 de temps, sympathiques, sains d’esprit et, en fin de compte, parfaitement communs. Ce n’est pas Moretti qui attaque Berlusconi, c’est l’Italie qu’il a paralysée, incarnée par des artistes passionnés, des acteurs et producteurs lâches, des mères et des banquiers, qui se manifeste et se rebelle elle-même. Il existe au fond de ce pays un mal-être sur lequel Berlusconi a su prospérer. Il s’agit pour Moretti d’identifier ce mal-être, ce manque, à travers ses personnages et divers symboles dispersés tout au long du film (comme la pièce de Lego manquante).  

Comme d’autres réalisateurs de génie (Kusturica, Costa-Gavras…), Nanni Moretti nous prouve que le politique au cinéma doit être entremêlé à l’intime pour atteindre une profondeur et une étendue sociales plus grandes.  

 

 

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