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Comment Spider-Man : Into the Spider-Verse a changé le cinéma d’animation

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Fin 2018, Spider-Man : Into The Spider-Verse sort en salle. Ce film apparaît comme un pari très risqué : il prend place en dehors du Marvel Cinematic Universe, qui bat alors son plein avec Avengers : Infinity War, aborde des thématiques complexes à traiter, et d’autant plus dans un film d’animation, comme le multiverse ou le deuil, et surtout, il propose des images extrêmement innovantes et différentes de ce qu’on pouvait jusqu’alors voir dans les films d’animation destinés au grand public.

Pour autant, la prise de risque fût réussie : il a été salué par la critique et a attiré de nombreux spectateurs, permettant d’en faire une trilogie : Spider-Man : Into The Spider-Verse (2018), Spider- Man : Across the Spider-Verse (2023), et Spider-Man : Beyond the Spider-Verse (pas de date de sortie annoncée).

Spider-Man : Into The Spider-Verse, puis Spider-Man : Across The Spider-Verse, ont ainsi permis d’ouvrir la voie à la création de films d’animation plus innovants, transformant ainsi le cinéma d’animation.

Mais comment cela a-t-il pu être possible ? Alors que le cinéma grand public est, très souvent, soumis à des exigences financières de la part des studios et producteurs, que les films d’animation commençaient sérieusement à tourner en rond, comment un film si différent a-t-il pu être réalisé ?

NB : on notera Spider-Man : Into The Spider-Verse “Spider-Man : ISV” et Spider-Man : Across The Spider-Verse “Spider-Man : ASV”.

Des années 2000 jusqu’à 2018: un cinéma d’animation qui tend à tourner en rond

À partir de 1995, avec la sortie de Toy Story, premier film entièrement réalisé sur ordinateur, le studio Pixar s’est imposé comme leader dans les films d’animation.

Ils avaient réussi à développer une animation aux airs cartoonesques, qui, avec les années, n’a fait que représenter notre monde de manière plus fidèle. D’abord avec d’excellents films (Ratatouille, Wall-E, Là-Haut…), puis en perdant un peu en qualité (Cars 2, Le Voyage d’Arlo, Le Monde de Dory…).

Image de Toy Story 4 : les jeux de lumière, les scintillements sont
extrêmement proches de ce que nous pouvons voir de nos propres yeux

Et c’est ce style d’animation qui s’est imposé dans le cinéma d’animation grand public : Dreamworks, Illumination, la plupart des studios s’y sont mis. Pourquoi ? Car c’était le choix de la sécurité. Populaire, efficace, il avait largement fait ses preuves avec les films Pixar. Et, un film se devant d’être rentable, les studios ont préféré ne pas prendre de risques.

Il y avait tout de même un poil d’expérimentation au sein des studios, mais seulement sur des courts- métrage de plusieurs minutes, pas sur des films destinés aux salles.

Exemple du film Volt, star malgré lui : Initialement, l’esthétique du film devait rester
proche des concept arts. Il adopte finalement le même style d’animation que les films Pixar.

Au bout du compte, le cinéma d’animation a commencé à tourner en rond : tous les films issus de ce genre se ressemblaient sur le plan esthétique, et c’est bien regrettable. Le cinéma d’animation, c’est bien LE genre qui peut se permettre de proposer une représentation différente de notre réalité, contrairement au live action.

Au milieu de tout ça, à partir de 2014, la réalisation du film Spider-Man : Into the Spider-Verse commence. Mais cette fois, les animateurs de Sony n’ont que très peu de règles à suivre : ils ont plus ou moins carte blanche, et peuvent se permettre d’exprimer leurs idées. Faire ce film, c’était faire un film indépendant, mais avec un budget conséquent.

La réalisation de Spider-Man : Into the Spider-Verse

Le synopsis du film

Spider-Man : ISV raconte l’histoire de Miles Morales. Ce jeune collégien mène une vie plutôt banale dans son nouveau collège jusqu’à ce qu’il reçoive la piqure d’une mystérieuse araignée et acquière des pouvoirs similaires à ceux de Spider-Man. Alors que Peter Parker vient de mourir, Miles va donc devoir endosser ses responsabilités pour restaurer un équilibre dans le Spider-Verse : un multiverse dont chaque univers possède son propre Spider-Man.

L’animation du film

Spider-Man : ISV se démarque tout particulièrement sur le plan esthétique. Si le film a été modélisé en 3D, comme on le fait traditionnellement dans le cinéma d’animation, il a ensuite été rendu avec un bon nombre de nouveaux procédés informatiques. Cela a ainsi créé une esthétique alliant 2D et 3D, et tendant vers celle des comics.

Les principaux procédés utilisés

Halftone

La demi-teinte est un effet initialement utilisé dans les comics. À l’époque, les techniques d’impression étaient limitées dans leur capacité à reproduire des nuances de gris ou de couleur. La demi-teinte venait combler ce problème.

Globalement, l’effet permet de reproduire ces nuances de gris ou de couleur à l’aide de petits points à taille variable imprimés dans des couleurs de base : cyan, magenta, jaune et noir. Plus la densité de points est élevé dans une zone, plus la tonalité de la zone semble foncée. Cela permet ainsi de représenter des nuances subtiles avec seulement quelques couleurs.

Donnant un grain spécifique associé aux comics, la demi-teinte a donc été utilisé dans Spider-Man : Into The Spider-Verse.

Un vieux comic book : on retrouve le halftone notamment dans les zones sombres.

Halftone dans Spider-Man: Into the Universe

FPS (Frames per second/Images par seconde)

Traditionnellement, les films d’animation étaient faits en 12fps pour des raisons économiques, et pour gagner du temps. Avec le temps, la norme, adoptée par les films d’animation, est devenue le 24fps. Dans Spider-Man : ISV, les images alternent entre 12fps et 24fps, et mêlent parfois les deux.

Pour montrer les difficultés qu’a Miles à utiliser ses nouveaux pouvoirs, il évolue parfois en 12fps, tandis que Peter Parker, expérimenté, est lui en 24fps. Au fur et à mesure du film, en prenant confiance, Miles passe en 24fps.

Le choix de faire des scènes avec des personnages évoluant en 12fps donne un effet saccadé au film, comme si ce que l’on voyait était une succession d’images de comics, et non une vidéo.

Absence de motion blur (flou de mouvement)

Traditionnellement le flou de mouvement est utilisé pour représenter des mouvements sur des images. C’est suite à cet effet que, lorsque l’on met un film sur pause, l’image n’est pas nette, mais partiellement floue.

Dans Spider-Man : ISV, il n’y a pas de motion blur : chaque image du film est parfaitement nette. Mettre le film sur pause nous montre une image qui n’est autre qu’un dessin, comme il pourrait être issu d’un comic. Ce choix artistique permet également de renforcer l’effet saccadé du film.

Habituellement, on trouve du flou de mouvement dans les films

Pas de flou de mouvement dans Spider-Man : Into The Spider-Verse

Traits de crayon

Dans les comics, on utilise des traits de crayon noirs pour mettre en valeur les contours des personnages. Les animateurs de Spider-Man : ISV ont réussi à faire de même pour chaque frame du film. Ils ont, pour cela, eu recours au machine learning afin de créer un programme peignant les contours des personnages, avant de repasser sur les travaux de ce dernier pour parfaire le résultat.

Des traits de crayon sont ajoutés pour accentuer les formes du visage

Aberration chromatique

Traditionnellement, pour plus ou moins mettre en valeur des éléments à l’écran, on utilise la profondeur de champ : elle permet de flouter l’arrière-plan, pour mettre en avant le premier plan. Cet effet est spécifique à la vidéo et n’existe pas dans les comics. Ici les animateurs ont donc remplacé la profondeur de champ par de l’aberration chromatique. Cet effet consiste à décomposer des couleurs d’une image en couleurs de base : elles sont extraites puis légèrement décalées. L’effet crée alors une sensation de flou, pour mettre certaines zones de l’image en retrait, comme on le voit ci-dessous.

Sans aberration chromatique

Avec aberration chromatique

Utilisation d’éléments spécifiques aux comic books

Dans Spider-Man : Into The Spider-Verse, des bulles traditionnelles, dans lesquelles on peut lire les paroles de Miles, mais aussi des bulles qui prennent la forme d’onomatopées, ont été utilisées, ce qui contribue d’autant plus à l’apparence de comic du film.

Utilisation de bulles de comics

Utilisation d’onomatopées

D’autres très bonnes idées

Le film crée également un monde radicalement différent du nôtre en termes de proportions et de couleurs. La ville de New York est disproportionnée, avec des immeubles qui sont 8 fois plus grands que la normale, et de nombreuses couleurs, qui sont trop vibrantes pour être réelles.

Des buildings disproportionnés

Des couleurs très vibrantes

Les autres points forts du film

Si Spider-Man : ISV est un très beau film en terme d’images, il a également d’autres qualités qui peuvent justifier son succès, et ainsi l’impact qu’il a eu sur le cinéma d’animation. On peut brièvement les évoquer.

Bien qu’étant un film d’animation, Spider-Man : ISV bénéficie d’un très bon synopsis. Il parvient à aborder des thématiques matures et à leur donner de l’ampleur, et dépasse ainsi l’idée préconçue selon laquelle les films d’animation ne sont destinés qu’aux enfants. Les personnages du film sont très bien développés : que ce soit Miles, ses parents, Gwen Stacy, Peter Parker,…, tous ont leur histoire, et le film prend le temps de les raconter. Des thématiques plutôt intéressantes sont ainsi abordées, et très bien traitées : la place que l’on doit se trouver en société avec Miles, l’amitié avec Gwen Stacy, le dialogue entre parents et enfants avec le père de Miles, la difficulté à faire son deuil avec le Caïd,… Le film parvient donc à être suffisamment sérieux pour nous faire vibrer avec ses personnages, tout en ajoutant de l’humour aux moments propices, pour légèrement détendre l’atmosphère.

Un réel effort a également été fait sur la bande-son du film, avec la présence de très grands artistes comme Post Malone, Swae Lee, JuiceWrld ou encore Jaden Smith. Parmi toutes les musiques du film, on trouve par exemple Sunflower de Post Malone en featuring avec Swae Lee : elle a reçu un succès énorme et a donc logiquement participé au succès du film.

La suite avec Spider-Man : Across the Spider-Verse

En 2023, la deuxième partie de la trilogie, Spider-Man : Across The Spider-Verse est sortie en salle. Après presque 5 ans d’attente, et vu le succès du premier, le risque était de faire un film qui ne soit, au mieux, qu’une pâle copie de son prédécesseur.

Mais le pari fut à nouveau réussi. De manière générale, les animateurs ont su pousser l’esthétique globale du film encore plus loin, alors même qu’elle était déjà extrêmement aboutie dans le premier film. Les images du film regorgent d’encore plus de détails, de couleurs, chaque Spider-Verse a sa propre esthétique : le Spider-Verse de Gwen Stacy, par exemple, est fait de peintures en aquarelle, dont les couleurs sont utilisées pour refléter les émotions de Gwen.

Les images sont donc toutes extrêmement complexes, si bien que le film, qui se doit d’avancer, ne nous laisse même pas le temps d’en observer tous les détails.

L’univers de Gwen Stacy, caractérisé par des peintures aquarelles

L’animation développée dans le premier film est, dans celui-ci, tellement poussée, qu’elle peut en devenir déconcertante pour les non-avertis. Mais si l’on a une idée de ce que l’on va voir, le film devient une réelle expérience, nous représentant des personnages, des villes, des émotions, avec une esthétique que l’on n’aurait jamais pu imaginer.

Puis, le film pose les bases d’une histoire à très grande envergure, se déroulant sur deux films, avec une bande-son, certes moins marquante que dans Spider-Man : ISV, mais toujours de qualité. À la fin de celui-ci, la seule chose que l’on peut vouloir, c’est voir la suite.

L’impact du film dans le cinéma d’animation

Jusque-là, la trilogie des films Spider-Man de Sony a été un réel succès. En terme de chiffres, elle a eu d’excellents résultats : dans les salles, Spider-Man : ISV a généré 385 millions de dollars, puis Spider-Man : ASV a généré 690 millions de dollars. Avec un budget qui, par film, correspond à environ 50% du budget d’un film Pixar, cette trilogie a su rivaliser avec des très grands films de ce dernier, comme Cars (462 millions de dollars), Ratatouille (623 millions de dollars), ou encore Wall-E (532 millions de dollars).

Pour une série de films qui expérimente autant, qui décide de sortir des codes de l’animation traditionnelle, avoir un tel succès est quelque chose d’assez exceptionnel : les animateurs du film ne s’y attendaient pas, et pensaient plutôt que leur film allait recevoir un bon nombre de critiques négatives.

Étant donné que le cinéma raisonne beaucoup selon les résultats économiques des films, ce succès a donc envoyé un message fort aux producteurs et aux studios : la prise de risques peut être rentable. Ce message est donc en train de faire effet dans le cinéma d’animation : de plus en plus de films, et mêmes de séries s’inscrivent aujourd’hui dans le même courant que la trilogie. Parmi ceux-ci : Le Chat Potté 2 : la dernière quêteNinja Turtles : Teenage YearsThe Mitchells vs. The MachinesThe Wild Robot,…

Le Chat Potté 2 : la dernière quête

Ninja Turtles : Teenage Years

The Mitchells vs. The Machines

Conclusion

En bref, Spider-Man : Into The Spider-Verse, puis son successeur, ont montré qu’il est possible de faire un film d’animation innovant, bon, qui plaît à un large public, simplement en accordant plus de liberté aux animateurs. Et c’est le fait que le film ait su plaire à un large public qui a permis d’ouvrir à la voie à une évolution du cinéma d’animation : pour les producteurs et les studios, ça signifie que financer ce genre de films pourrait être le moyen de générer plus d’argent.

Maintenant, il ne reste plus qu’à attendre le dénouement de cette belle trilogie, en espérant qu’elle soit à la hauteur !

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