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Les pauvres ne manquent pas d’argent, mais de temps

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Sorry we missed You de Ken Loach et Gloria Mundi de Robert Guédiguian : réflexion croisée sur notre société à travers deux films qui en décrivent les classes populaires les plus actuelles. L’art nous emmène de l’autre côté du miroir, ce n’est pas beau à voir. 

La société est-elle pourrie à ce point ? Oui. Question simple, réponse simple, répondraient certainement en choeur Ken Loach et Robert Guédiguian. Sans crainte, je leur prête ces mots après avoir vu leurs films à un jour d’écart. En Angleterre comme en France, le problème est le même : les promesses de notre système économique ne sont pas tenues.

Il faut dire que les deux réalisateurs sont des habitués du film social de gauche. Ils dénoncent, ils attaquent ce système films après films en dressant les portraits de personnages écrasés de toute part. Pourtant, le rapprochement que je tente d’établir ne se fait pas seulement par le message canonique que les réalisateurs martèlent depuis des années ; le thème ici, c’est la famille. Plus précisément la destruction de celle-ci par le travail qui s’invite jusqu’à la table familiale, faisant de ce cercle non plus un refuge mais un nouveau champ de bataille.

Plantons d’abord le décor. En Angleterre, Ricky choisit de devenir chauffeur indépendant (une firme qui ressemble drôlement à Amazon) et livre des colis toute la journée. À  lui la belle vie, il pourra choisir ses horaires, travailler plus s’il veut gagner plus, moins s’il préfère voir ses enfants. Sa femme, Abby, est auxiliaire de vie et effectue tous les jours sa tournée chez plusieurs petits retraités, elle les réveille le matin et les couche le soir. Une journée bien remplie pour elle, d’autant qu’elle doit maintenant faire tous ses déplacements en transport en commun. Dommage, ils avaient une voiture mais ils ont du la vendre pour payer l’avance de la jolie camionnette blanche de Ricky, obligatoire dans son contrat de « collaborateur ». Leur fils, Seb, n’aime plus vraiment aller au lycée depuis qu’il s’est découvert une passion pour le tag. La petite dernière, Lisa Jane, absorbe tous les problèmes de sa famille et les subit.

Au même moment, à Marseille, Daniel sort à peine de prison, après avoir purgé une longue peine, et choisit de venir voir sa petite fille, Gloria, qui vient tout juste de naître. Il n’a jamais vraiment vu sa fille non plus d’ailleurs, Mathilda, qui a été élevée par sa mère, Sylvie, et son beau-père Richard. Ce couple a eu une autre fille, Aurore, et les deux demi-sœurs ne s’entendent vraiment pas bien. Peut-être parce qu’Aurore réussit bien dans la vie, son copain, Bruno, a ouvert un magasin Cash-express dans un quartier populaire de la ville, alors que Mathilda galère avec un enfant sur les bras, s’engueule souvent avec son mec, Nicolas, et déteste sa patronne au magasin de vêtements où elle travaille.

Si on récapitule les boulots de tous ces braves travailleurs, nous avons trois chauffeurs : Richard conduit des bus, Nicolas une jolie berline noire pour le compte d’Uber et Ricky est livreur. Nous avons aussi une femme de ménage d’hôpital, Sylvie, une auxiliaire de vie, Abby, et une vendeuse à l’essai, Mathilda. Honnêtement, on conviendra certainement que ces six  boulots font une bonne vie de merde, mais comme je l’ai dit plus tôt, l’objectif de ces films n’est pas de montrer à quel point ces métiers sont durs, il y aura toujours ces petits boulots, mal payés et éreintants, non le but est ailleurs : montrer comment ces métiers viennent s’immiscer dans leurs familles respectives et les détruire.

Toutes ces personnes manquent d’argent. Et on leur offre la possibilité d’espérer en gagner plus, toutes s’y engouffrent. Le piège se referme, retors, car tous gagnent effectivement un peu plus mais le prix à payer est énorme. Ils perdent leur temps-libre. Les pauvres ne manquent pas d’argent, du moins pas autant qu’ils manquent de temps. Ils sont tous en retard, tous débordés, tous fatigués. La cadence est infernale. Sylvie travaille de nuit, ça gagne plus si elle tient son rythme de neuf minutes par chambre, Ricky travaille quatorze heures par jour, six  jours par semaine, Abby va la nuit chez certains patients, il n’y pas un jour où Mathilda n’est pas en retard au travail. Leur force de travail a été bradée par un système qui l’utilise jusqu’à la moelle. Le pire dans tout cela, c’est qu’il n’y a pas de méchant derrière, il y a simplement ce système dont ils sont tous les esclaves, petits patrons comme employés, en passant par les « collaborateurs » de chez Uber ou Amazon.

L’ubérisation est évidemment la première cible de ces deux films. Rien de mieux que de faire miroiter l’indépendance et la liberté pour que plus d’un s’endette pour une camionnette blanche ou une berline noire. Le contrat remplace le patron, les impératifs remplacent les ordres, le problème, c’est qu’ils n’ont plus rien pour les protéger et plus personne contre qui se rebeller. Si en réalité, il reste des gens : les autres employés, les rivaux. Ce système en arrive même à broyer la solidarité entre les individus de mêmes conditions, Ricky ne trouve personne pour lui prendre une de ses tournées le lendemain de son agression (il s’est fait tabasser pour les téléphones qu’il pouvait peut-être transporter dans sa camionnette), Sylvie ne va pas non plus faire la grève avec les autres, elle ne peut pas se le permettre, elle veut travailler c’est tout, il lui reste trois  ans à tirer. Combien de temps prendrait la grève de toutes façons ? « Jusqu’à ce qu’on gagne ! Dans cent ans ouais. » Les pauvres se massacrent entre eux, comme Nicolas qui se fait attaquer par des chauffeurs de taxis, ils lui cassent le bras, son outil de travail. Le symbole est puissant : les pauvres de l’ancien monde tabassent ceux du nouveau croyant qu’ils s’en sortent mieux qu’eux. Pas de chance.

Ce qu’ils y perdent tous, c’est le temps de vivre en dehors de leur travail. Leur vie se résume à leur travail alors qu’aucun ne souhaite que son travail ne devienne sa vie. Ils courent après le temps, pour pisser, pour manger, pour se voir et pour s’aimer. Ils ont beau arracher les aiguilles de leur montre, le temps ne s’arrête pas. Un seul personnage sort de cette course effrénée car, en réalité il n’y est pas entré. Daniel qui vient de sortir de prison, a du temps. Il est calme, serein. Il l’utilise pour écrire des haïkus, de petits poèmes japonais qui cherchent à fixer les bons moments dans l’éternité. « Il ne faut pas se laisser avoir par toute la merde de notre époque » finit-il par dire alors que les événements de la fin du film laissent présager qu’il va retourner en prison. Personne n’en sort vraiment en fin de compte.

On pourrait qualifier ces films de misérabilistes, mais je pense qu’il n’en est rien. Aucune victime n’est ici responsable de la situation dans laquelle elle se retrouve. Cette part de la population n’est pas celle qui s’est trompée, c’est celle qu’on a trompée. Il faut montrer la misère de notre temps, elle qui se trouve feutrée dans des appartements de banlieue. Et je ne parle pas ici seulement d’argent. Les familles sont décomposées de l’intérieur, les sœurs se haïssent pour qui s’en sortira le mieux. Les couples s’engueulent, « regarde-nous, c’est ça que tu voulais ? ». Les parents n’ont plus le temps pour leurs enfants, « désolé, on vous a manqué ». Le père se bat pour le fils, le fils se bat pour ne pas être comme son père, ils finissent aux poings. Le film de Ken Loach se termine par le départ au travail d’un père encore handicapé par ses blessures entouré par ses enfants qui ne veulent pas qu’il y aille. Il doit y aller. Le camion est maudit mais c’est trop tard.

Sorry We Missed You de Ken Loach. Avec Kris Hitchen et Debbie Honeywood. Sortie le 23 Octobre 2019.

Gloria Mundi de Robert Guédiguian. Avec Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin et Anaïs Demoustier. Sortie le 27 novembre 2019.

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