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Maradona par Kusturica – Dieu méritait mieux

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Ce 25 novembre 2020 au soir, la terre a durant quelques minutes cessé de tourner, le temps que chacun apprenne la mort de Diego Maradona. Le choc, l’effroi, personne ne saurait pleinement prendre la mesure de l’événement. On ne peut imaginer ce qu’un tel homme représente pour les Argentins et les Napolitains, lui qui leur avait rendu leur dignité, leur avait redonné l’espoir, lui qui savait apaiser, ne serait-ce que quelques heures par semaine, leur misère et leur douleur. Ayant connu des sommets et des abymes inaccessibles aux hommes, il fut un héros mythique, emportant avec lui des peuples entiers lors de ses percées irrésistibles. Ce destin hors du commun, sans équivalent dans l’histoire contemporaine, en fit naturellement un personnage de cinéma, et notamment le sujet du documentaire Maradona par Kusturica.

Pour réaliser un tel documentaire, à la hauteur d’une telle personnalité, il fallait un cinéaste émérite – or Emir Kusturica, après le succès international de son Arizona Dream, sa palme d’or pour Underground, et surtout le sublime Temps des gitans, n’a plus rien à prouver. Mais il fallait avant tout un adorateur de Maradona, qui sache en retranscrire la légende, en saisir à la fois la dimension exceptionnelle et l’humanité débordante. Bonne nouvelle : Kusturica admire Maradona au moins autant qu’il ne s’admire lui-même, c’est dire. Après tout, le joueur le plus célèbre du sport le plus populaire du monde est entré dans l’histoire au moins au même titre que notre cher Emir ! Rappelons tout de même que Maradona n’a pas tourné avec Johnny Depp, lui, mais ne lui en tenons pas rigueur…

On touche ici au problème fondamental de ce documentaire : l’ego de son réalisateur. Car au grand dam du spectateur, Kusturica s’intéresse avant tout à sa propre rencontre avec Maradona, moins qu’à Maradona lui-même. En témoigne la première séquence du film, dont on ne comprend pas vraiment ce qu’elle vient faire là. Kusturica y joue lors d’un concert la musique de son film Underground, pour on ne sait quelle raison, alors que Maradona est probablement dans les coulisses mais n’apparaît pas : manière originale d’introduire son sujet. Certaines coupes paraissent également douteuses. Au début du film par exemple, alors qu’une foule en transe acclame Maradona, le plan coupe pour nous montrer, cris et applaudissements perdurant, l’arrivée de Kusturica à l’aéroport de Buenos Aires, si bien que l’on se demande qui est la véritable légende ici. Quant aux innombrables parallèles que le cinéaste développe avec ses propres films, non seulement brisent-ils le rythme du récit, mais on peut légitimement en questionner l’intérêt, si ce n’est l’auto-référence gratuite, et d’autant plus insignifiante que le spectateur n’a pas forcément vu les films en question (ce qui est après tout compréhensible pour celui qui, au départ, s’attend à voir un documentaire sur Maradona, rappelons-le).

Les choix effectués par le cinéaste sont eux-aussi pour le moins étonnants, notamment la place qu’il accorde à la politique. Convertir Maradona en fin géopoliticien est un geste que l’on n’attendait pas, mais notre cher Emir est capable de tout. Soyons clairs, les avis de Maradona en matière de politique ne sont ni avisés, ni intéressants. Et pourtant, c’est là-dessus que Kusturica choisit de s’étaler : haine pour Bush, affinité pour l’ALBA et passion pour « Fidel », autant de sujets pas franchement fondamentaux mais qui passionnent pourtant le cinéaste. Cela devient plus problématique lorsque Kusturica détourne la mystique maradonienne pour en faire de la politique. En témoigne notamment le traitement qu’il fait du « but du siècle », montré à diverses reprises dans le film, mais toujours coupé pour laisser place à une animation (affreuse) de Maradona trompant une défense anglaise à l’effigie de Margaret Thatcher, de la reine Elizabeth ou du Prince Charles. Il ne s’agit pas de nier l’importance géopolitique du match de 1986, mais quid du génie du geste ? Où est passée la grâce de ce mouvement aérien, qui propulse irrésistiblement Maradona vers l’histoire ? D’autant plus que cette animation nous revient à cinq reprises dans le film. La première peut, s’il on est indulgent, prêter à sourire. La cinquième en revanche donne envie de se crever les yeux et ceux de Kusturica avec.

Une scène néanmoins se détache et sauve le film de la médiocrité constante. Lors d’une soirée dans un restaurant, Maradona monte sur scène et entonne avec l’orchestre la chanson La mano de dios de l’artiste argentin Rodrigo. Comme il faisait se lever les stades en son temps, la salle entière est saisie d’une véritable transe, tandis que le film s’envole dans un montage qui mêle gloires et déboires du personnage, et souligne en particulier la vie personnelle de Maradona : celle d’un homme qui a connu les femmes mais n’a pas aimé la sienne comme il l’aurait voulu, qui a fait rêver les enfants du monde entier mais n’a pas vu grandir les siens. Enfin, du grand cinéma, à la hauteur de ce personnage immense et tragique.

 Hélas, comme le rappelle Manu Chao dans le film, la vie est une tombola et Maradona n’a pas tiré le meilleur réalisateur. L’ensemble apparaît trop brouillon, illisible, foutraque même. Tout y est effleuré : de son ascension impensable et unique à son génie inégalé, rien n’y est véritablement approfondi. On préférera le documentaire d’Asif Kapadia, Diego Maradona, disponible sur Canal +, qui, s’il n’est pas parfait non plus, a au moins le mérite d’approcher le mystère Maradona : cet artiste tombé des cieux, touché par une grâce qui sut par instants l’arracher aux pesanteurs terrestres, simple mortel ayant connu la gloire des dieux. Y todo el pueblo cantó : Maradó, Maradó !

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Luca Mongai
Rédacteur en chef de la Cinémat'HEC pour l'année 2021-2022.

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