Séries

Montre jamais ça à personne – Orel en 6 chapitres

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Le seul écrivain potable depuis Victor Hugo ? Peut-être pas. Mais, si l’on ne peut pas considérer Orelsan comme un artiste total, la série Prime Video Montre jamais ça à personne vient compléter l’éventail des formats auxquels s’est prêté l’artiste depuis ses débuts sur Myspace : clip vidéo, albums, format court avec Bloqués et même cinéma avec Comment c’est loin. S’il n’est pas toujours auteur des projets dans lesquels il apparaît, Orelsan y dévoile toujours un aspect de sa personne. Comme peu d’artistes, il dégage une impression de familiarité que cette nouvelle série documentaire vient parachever, impression d’autant plus forte que c’est cette fois son frère, Clément Cotentin, qui manie la caméra.

11 : 12 En boucle

Tout paraît absurde, presque ironique. Vivre d’une manière carrée comme si mourir était la suite logique. – Elle viendra quand même, Orelsan, Le chant des sirènes

La série commence dans la deuxième partie des années 2000, à Caen, quand Orel et ses potes, bloqués entre l’adolescence et la vie adulte, mènent une vie décousue, mêlant plaisirs simples et errance mélancolique. Sortis d’études lambda, résidents d’une ville moyenne, ils vagabondent dans une existence qui semble tourner à vide, sans passion, à court d’occupations. Résultat, ils zonent dans l’appart d’Orel, seul du groupe à avoir son propre logement, dans lequel ils fument, se marrent et rappent, parfois. Si leur vie est une impasse permanente, ils choisissent d’affronter ensemble la torpeur du quotidien, le partage comme seul repère. C’est là que Clément, de façon totalement improbable et apparemment incompréhensible pour le groupe, décide de filmer la progression (alors non-progression) du quatuor que forment Ablaye, Skread, Gringe et Orel.

Si on a aujourd’hui l’habitude de visionner des documentaires, voire des fictions (Boyhood de Richard Linklater), dont les tournages s’étendent sur des années, il me semble important de souligner la folie du geste que cela représente alors. Au moment où Clément commence à filmer, il n’y a pas d’Histoire à raconter. Orel est veilleur de nuit et n’a aucun projet, rien ni personne n’annonce un tant soit peu la suite. Et pourtant il filme. Il enregistre tout, du freestyle douteux aux lessives quotidiennes à l’hôtel. Plus tard, Orelsan s’en prendra, à la fois dans Suicide social et Elle viendra quand même, à ceux qui, par leur routine cadrée, acceptent docilement leur parcours tout tracé vers la mort. Dans une société où chacun se rêve capitaine d’une vie pourtant à la dérive, les Casseurs Flowters constatent leur naufrage aux rives du quotidien. S’il n’est bien sûr pas question de peur de la mort dans la démarche de Clément quand il prend sa caméra, il filme avec tendresse et compréhension ce qui est généralement critiqué voire abhorré : l’errance. Trop vite, trop souvent, l’on se contente d’un cadre comme d’un sens à son existence. Un jour, le cadre saute et plus rien ne semble exister. Errer, c’est refuser ce cadre. C’est accepter d’avancer, mais pas toujours dans la même direction. C’est accepter que l’horloge tourne, mais sans laisser le temps nous enrouler dans sa boucle. C’est cela que Clément filme du début à la fin, sans prétendre autre chose que de traduire fidèlement. Mais le temps finit toujours par gagner. Pressé par l’horloge, on veut croire qu’on a cessé de tourner en rond. Et pour s’en convaincre, on tente de dérouler la pellicule.

17 : 12 Monter c’est tricher

Dérouler ne suffit pas. A tirer sur le fil du temps, on finit par s’encombrer des années passées. Le film de notre vie, ce n’est pas notre vie qui se déroule une deuxième fois devant nos yeux. Le film de notre vie, c’est un tour de passe-passe, un compromis avec le réel : bref, c’est du montage. Que ce soit avec mélancolie profonde ou nostalgie heureuse, on passe notre temps à isoler des souvenirs, les raccourcir, les réassembler à l’envi.

Comment en vouloir à Clément d’en avoir fait de même avec son film, surtout quand tout commence enfin à se dénouer ? Jusqu’à présent, les couplets d’Orel et Gringe sur les prod de Skread s’intégraient parfaitement à la boucle. S’en battre les couilles, teaser, vivre la nuit, le freestyle comme seul cap. Jusqu’à ce que, d’un coup, la machine s’emballe. Saint Valentin fait le buzz, Changement surprend par son décalage, et Perdu d’avance sort dans les backs. Orel perce, fait polémique, n’échappant ni à quelques faux pas ni au doute quant à sa capacité à enfoncer le clou dans le monde de la musique. Remise en question, réorientation stylistique, purification physique, et le voilà maintenant pleinement installé avec Le chant des sirènes. Pour la suite, on ne va pas refaire le film, mais vous avez l’idée : tout s’enchaîne. Finie l’errance, cette fois la route est tracée et on avance. Alors certes par à-coups, parfois on s’arrête, parfois on court après le temps, mais l’essentiel est là : on tient la barre. Ou du moins c’est ce que nous montre Clément. Sur fond d’instrus de Skread, alternant interviews avec les protagonistes et séquences de montage drôles, intenses ou émotives, il compose le récit de son frère, son récit : un mec perdu dont le rap sincère a fait une rockstar. Parce qu’au-delà du sens qu’elle semble conférer à la vie d’Orel, sa musique parle aux gens. Désinvolte souvent, élégamment évocatrice parfois, mais juste toujours, elle rend à celui qui l’écoute son insouciance perdue. Mise en mot, la redondance triviale du quotidien est plus douce à accepter. Au fil des morceaux et des albums, Orelsan mue d’ailleurs d’un cynisme provoquant à un moralisme plus rassurant. De la verve de Jimmy Punchline, on en retrouve une partie dans le cri de désespoir de Suicide social (et surtout Elle viendra quand même), mais difficile de s’y retrouver dans l’étalage de bons sentiments de Notes pour trop tard ou Epilogue. Non pas que ces morceaux soient mauvais en tant que tels, au contraire. Ils s’inscrivent dans la progression logique d’Orelsan, désormais parvenu à une certaine maturité en tant qu’artiste. Mais en tant que personne ? Toute la série porte à croire que c’est également le cas. Orel a grandi, mûri, profitant de chaque projet pour se construire davantage. Au seuil de la gloire, il aurait abandonné Orel l’irrévérencieux, Orel l’irresponsable, Orel l’inconséquent pour devenir plus adulte. 3 albums, 1 série, 1 film, le rideau peut tomber. Sauf que quand vient l’heure de tirer sa révérence, difficile de ne pas attendre le 4e acte.

09 : 10 Inachevé

J’voudrais percer jusqu’à ce que ma vie ne soit plus qu’un long jour de repos – Logo dans le ciel, Orelsan, Perdu d’avance

Arrivés aux portes de l’achèvement, là où tout semble enfin prendre sens, on constate le chemin parcouru et on marque une pause, osant à peine se retourner vers ce qui vient. Syndrome typique de l’artiste consacré, il n’épargne ni Orel face à sa carrière, ni Clément face à son film. Après tant d’années d’efforts, comment ne pas avoir envie de conclure ? Comment ne pas être tenté de transformer ces efforts en épreuves dédiées à la même fin. Dans le récit de Clément, la moindre galère devient une pierre apportée à l’édifice de son grand récit. De temps à autre, il nous offre ainsi des séquences grisantes où la vie des Casseurs Flowters fait parfaitement écho aux textes rappés par le duo. Aux détours d’une punchline, Gringe et Orel en profitent ainsi pour prendre leur revanche sur le réel. Ces moments de glande, de phase, de mutisme, ils les déconstruisent avec humour et désinvolture pour les réordonner à leur guise dans leurs couplets. Saisir toute l’authenticité et la véracité de ces textes au fil de la série semble alors achever l’identification que l’on peut ressentir par rapport à ceux qu’elle présente. Sauf que non. Contrairement à nous, cette galerie de personnages jouit d’une consistance et d’une cohérence presque trop humaines. Bien qu’il s’agisse d’un documentaire au plus près du réel, Montre jamais ça à personne souffre de sa nature cinématographique. Comme tout objet filmique, il doit avoir un début, un milieu, et une fin. Par conséquent, même les rois de la routine semblent ici avoir trouvé leur voie, désormais capables de trouver un sens à leur parcours et à même d’y apporter une conclusion. Par et pour la mise en récit, ils échappent à l’absurdité humaine le temps d’un épisode de série.

Au moment de conclure ce dernier épisode justement, on comprend toute la supercherie. A vouloir apporter une conclusion à une existence en cours, on se heurte aux parois du temps, le sens n’a pas sa place dans l’éphémère. Du coup on triche, on ne conclue pas vraiment, on va jusqu’à amorcer la suite. On a essayé de condenser le sens de 20 années en 6*45 minutes et on en comprend les limites, que ce soit par rapport à la création ou par rapport à la vie. Parce qu’en réalité, la force des Casseurs Flowters réside bien moins dans la cohérence globale de leur parcours que dans la fulgurance de leur collaboration. Orel par son énergie insensée, Gringe par sa sensibilité profonde, ils se sont trouvés, ont chacun offert à l’autre ce qui lui manquait, avant de revenir à leurs carrières solos respectives, pour le meilleur dans les deux cas. Dans un monde surchargé de cohérence par les fictions et les récits qui s’offrent à nous, n’oublions pas que le sens n’est jamais donné, il est construit. Plutôt que de nous ébahir face à des parcours semblant crier que tout a un sens, réapprenons à nous émerveiller de l’errance, de l’éternel recommencement du quotidien. On veut toujours avoir le dernier mot. Mais aucune punchline ne peut prétendre tout résoudre à elle seule. Vient donc la suivante, puis le refrain, puis un autre couplet. Fin du morceau. Fin de l’album. Tout n’a pas été dit, ou bien on ne s’y reconnaît plus. Alors on recommence. Encore et encore, profitant de la beauté fugitive de la formule, de l’impression de sens qu’elle délivre furtivement. Heureux de pouvoir la partager avec ceux qui, comme nous, aspirent à la cohérence, à un je ne sais quoi de définitif. Las de chercher mais sans jamais complètement désespérer, sans jamais vraiment vouloir s’arrêter. Parce qu’au fond de nous, on sait que tôt au tard, le dernier mot viendra.

Et c’est la première mesure de ma vie d’après…

Baptiste Gaudeau
Président de Making-Of pour l'année 2020-2021.

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