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House of the Dragon – Du pain et des jeux

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On termine forcément la première saison de House of the Dragon sous le choc de son avant-dernière scène, mais aussi et surtout ravis de retrouver ce qui faisait le charme des grandes heures de Game of Thrones. L’évidence de cette filiation, assumée jusque dans le recyclage du générique, n’a rien d’anodin. C’est peut-être la première fois qu’HBO, connue pour le savoir-faire et l’audace de ses programmes, décide de franchiser un univers. La chaîne emboîte ainsi le pas à Marvel et Star Wars, dans l’espoir de créer une licence suffisamment puissante pour garantir des revenus faciles. Ces deux exemples s’inspirant très largement du modèle sériel (qu’est-ce qu’un nouveau film du MCU sinon l’épisode d’une interminable télénovela ?), on pourrait considérer qu’il est légitime pour le maître du petit écran de se réapproprier ce modèle. Seulement, en souhaitant mimer leur succès, HBO prend aussi le risque d’hériter de leur plus grand défaut : un fonctionnement en vase-clos qui ne parle plus que de lui-même.

Dans le cas de House of the dragon, cela se remarque d’abord par le thème de la série : une dynastie anciennement superbe, désormais sur le déclin, observant sa chute inexorable avec la conscience aiguë d’une certaine forme d’infériorité par rapport à ses prédécesseurs. Impossible de ne pas voir là une référence à l’héritage laissé par Game of Thrones, dont les showrunners tentent d’être dignes. Traiter ce sujet est un bon moyen de ne pas en traiter d’autres, et bien que la série soit entièrement bâtie sur un enchevêtrement de jeux politiques, elle évite aussi habilement de se faire politique elle-même. Les concurrents au Trône de fer sont autant de seigneurs que le pouvoir fascine, mais l’usage qu’ils désirent en faire n’est jamais évoqué. C’est que le peuple sur lequel il s’agit de régner est relégué à l’arrière-plan, comme une masse uniforme et folklorique de gueux en haillons. L’affrontement n’est donc pas tant idéologique que moral. L’essence précède la pensée, et le spectateur est amené à choisir son favori non sur une quelconque connivence intellectuelle, mais sur une simple question de légitimité.

La série étudie par conséquent les mécanismes d’une monarchie légèrement idéalisée en la dépouillant de sa part gouvernementale : hormis quelques références au budget en début de saison, il ne sera plus jamais question de diriger quoi que ce soit, mais simplement de conclure des alliances et de mener des guerres, le tout pour conserver une position qui semble n’exister que pour être convoitée. En s’éloignant du conflit ouvert de Game of Thrones pour s’installer dans les appartements luxueux de King’s Landing, l’épique est relégué à la marge et les jeux de pouvoirs prennent une dimension plus subtile. Il est donc tout naturel que les femmes y trouvent la place centrale, car elles produisent ce qui seul a de l’importance : l’hérédité. Le premier épisode se clôt sur un accouchement funeste, et la série multipliera ensuite les références à l’enfantement (les ventres ronds, les accouchements filmés frontalement, et les nouveau-nés qui apparaissent entre deux ellipses). Le tragique se nourrit de ces femmes qui mettent en monde des descendants pour soutenir une maison sur le point de s’effondrer, comme on alimenterait en charbon le moteur d’un train fonçant vers le vide. 

Face à elles qui, comme Rhaenyra dans le dernier épisode, vont jusqu’à accoucher debout, les hommes s’affaissent. Viserys et Corlys, au cours de deux scènes qui se répondent, débarquent mutilés au milieu d’affaires stratégiques, leurs corps vieillissants soutenus par des cannes en bois. C’est dans ce rattrapage matériel d’une forme d’universalité prosaïque que House of the Dragon justifie la fantasmagorie de son récit. Si l’on efface toute la question factice des décisions politiques, la monarchie ne se résume qu’à cette absurde quête de survie, cette perpétuation de la lignée prodiguée par des femmes prisonnières à des rois presque déjà morts (le décès annoncé de Vyseris dès le premier épisode semble sans cesse être vainement repoussé). Mais au-delà de cela, c’est-à-dire de la vision de corps féminins qui se reproduisent et de corps masculins qui s’effondrent, sur quoi tient cette première saison ?

La réponse est simple : sur une compétition. Lorsque Alicent Hightower dit à son père que « Tout ceci n’est pas un jeu », celui-ci lui répond : « Pourtant, vous agissez comme si c’en était un ». Cette lutte pour le trône n’est en pratique qu’une suite de mini-défis où il s’agit tantôt de traverser un mariage houleux, de gagner un débat pour conserver un titre ou d’être le premier à retrouver le prince héritier dans la capitale. Comme dans une télé-réalité, chaque spectateur a son participant préféré, bien que les scénaristes aient la fâcheuse tendance de décider à notre place qui il convient d’apprécier et de qui il faut se méfier.

En théorie, il n’y a rien de mal à ce qu’une œuvre, quelle qu’elle soit, ne s’embarrasse par d’un message politique explicite. L’art militant s’avère même, dans la majorité des cas, plutôt agaçant. Enlevez le militantisme, il devrait donc rester l’art, mais quelle proposition esthétique poursuit House of the Dragon ? Alors que les événements décrits prennent place 200 ans avant ceux de Game of Thrones, l’univers est parfaitement identique : la reproduction convenue d’un imaginaire de fantaisie classico-classique, contrefaçon immature du moyen-âge, qui ne tente pas à un seul instant d’interroger ou de réinventer les stéréotypes de son genre. La direction artistique et la mise en scène sont formellement bloquées dans un carcan intemporel et absolu, qui ne fait que répéter une recette déjà connue en tentant d’en promouvoir les meilleurs aspects (la présence récurrente de Miguel Sapochnik, le seul réalisateur « performant » de Game of Thrones). 

La série s’assimile donc à première vue, comme le MCU, à une sorte de stade terminal du divertissement. L’assèchement progressif d’une recette devenue presque incestueuse à force de répétition, qui ne saura s’arrêter que lorsque le public l’aura abandonnée. Mais l’injustice de cette comparaison saute pourtant aux yeux. House of the dragon demeure évidemment bien plus « intelligente » que les films Marvel, bien plus « mature », et ce même si leur public est quasiment identique. On pourrait donc être pris de l’envie d’en faire une réflexion sur la nature humaine, puisque l’humanité est tout ce qui reste de nous dans cet univers parallèle.

Mais même ici, la série frappe dans le vide. Ses personnages sont à la fois trop simples pour espérer parler de psychologie (ils n’existent pas autrement que dans leur quête de pouvoir, et aucune scène ne sert d’autre motif que l’élaboration d’une traitrise ou la résistance aux complots), et en même temps trop complexes pour se résumer aux archétypes d’une fable morale. Ce que le spectateur vient chercher, ça n’est pas l’exposition de doutes intimes ou de réflexions existentielles, mais une série de coups de poker nourrissant une intrigue généreuse en surprises. 

Si l’on sent la volonté, ici et là, de disposer quelques maigres pensées (notamment une métaphore simplette sur un roi littéralement tué par son trône), l’ensemble peine à se départir de lui-même, à dépasser les remparts de ce récit isolé de toute extériorité. Le symptôme de ce phénomène, c’est que la série ne demande à être comparée qu’à Game of Thrones, et n’est donc plus qu’une fiction sur une fiction. L’intégration de mariages entre vieillards et bambins ou de relations incestueuses ne suffit pas à générer de la subversion. Au contraire, incorporer de telles thématiques à ce contexte déréalisé ne participe qu’à les rendre inoffensives à leur tour, à les banaliser. Elles se fondent dans le spectacle comme une extravagance supplémentaire, vidées de tout ce qu’elles pouvaient avoir d’originellement choquant.

Pourtant, le programme trouve aussi une certaine force dans son insularité : en n’étant tributaire de rien (sinon des clichés qu’il perpétue), il s’ouvre (partiellement) le champ des possibles. Comme toute bonne télé-réalité compétitive (qui, de Top-Chef à Koh-Lanta, se déroule toujours dans un lieu hors du monde), la série repose donc sur son imprévisibilité narrative, sa cohérence dans la surprise, sa tragédie un peu vaine mais jamais totalement artificielle, et ses personnages qu’on « adore détester », pour reprendre la formule consacrée. Malgré une écriture productiviste, le drame réussit à puiser dans les écrits de George R.R. Martin une certaine ampleur. Il ne faudrait simplement par nier que l’audience jouit des manipulations brillantes de ces seigneurs ambitieux exactement comme elle jouirait d’un gâteau réussi devant le Meilleur pâtissier. 

C’est cet étrange paradoxe qui fait de House of the Dragon une semi-réussite. Comparable par son postulat fondateur à Succession (jusqu’à pouvoir lui emprunter son titre), elle troque l’étude d’une réalité sociale pour une forme de totalitarisme abstrait mais confortable. Elle gagne ainsi en puissance de divertissement ce qu’elle perd en justesse. On pourrait dire, en quelque sorte, que la série ne parle de rien, mais il faut toutefois admettre qu’elle le fait avec un indéniable savoir-faire. Son succès vient peut-être de là, du fait qu’on ne peut parler que d’elle, car tout le reste a disparu : impossible de dévier, de penser à autre chose, d’extrapoler ou de tisser des liens. L’analyse se voit donc supplantée par les théories de fan et la spéculation. Et on se retrouve à vouloir connaitre la suite ; parce qu’à part la suite, on ne voit plus tellement ce qu’il y aurait à connaître. Mais quand on se souvient des dernières saisons de Game of Thrones, qui ne réussissaient même pas à faire tenir leur propre vide, on se dit que ça n’est déjà pas si mal. 

6.5

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