Cinéma

Désigné Coupable – L’Esprit et le Corps

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Passée l’ébouriffante quinzaine cannoise, il était temps de retrouver la normalité du cinéphile, entre salles à moitié vides et films à moitié bons, avec ce paradoxe que les seules séances pleines que j’ai vues cette année l’aient été sur la Croisette ou pour des films présentés sur la Croisette, Titane oblige, comme si bizarrement les rangs des puristes étaient plus garnis que ceux du grand public et comme si Hollywood pliait face aux petites machines.

A l’ombre pourtant bien réelle des géants californiens, Désigné Coupable est à la croisée des chemins. Tantôt cannois, en atteste la présence de Tahar Rahim, révélé dans un autre film de prison, Un Prophète, lauréat du Grand Prix en 2009, tantôt hollywoodien, comme le suggère la présence de Kevin Macdonald à la réalisation.
On y découvre le destin de Mohamedou Ould Slahi, accusé d’avoir participé aux tristement célèbres attentats du 11 septembre et emprisonné de ce fait pendant quinze ans dans la non moins tristement célèbre base américaine de Guantanamo, en dépit du droit.
Désigné Coupable se vit donc comme l’expérience de l’injustice et de l’injustifié, questionnant les moyens et la fin de la lutte contre le terrorisme aux États-Unis et élevant la droiture morale au rang de valeur cardinale des valeurs cardinales, dans un jeu de références spirituelles bien senti.

De cet alliage inhabituel naît une œuvre à la dualité scénaristique manifeste, mêlant d’un côté un classicisme appuyé et un peu regrettable, et de l’autre une narration visuelle précise et décomplexée qui libère le film autant que le spectateur, dans une effusion de mise en scène à la frontière entre le réalisme cru et un symbolisme stylisé, que la performance éblouissante de Tahar Rahim parvient à associer.
Dualité du propos également, tant l’Amérique y est à la fois conspuée et célébrée dans ce qu’elle a d’innommable et d’éternel, au risque parfois d’occulter que certains devraient endosser leur responsabilité. Les hommes y combattent des entités, ce qu’on pourrait abusivement décrire comme le système, quand bien même ce n’est pas la structure mais bien ceux qui la peuplent qui se rendent coupables des crimes que Désigné Coupable pourfend.

Au contraire donc de l’excellent Last King of Scotland du même Kevin Macdonald, le ressort de la tension n’y est pas incarné mais pensé. Le corps est réceptacle des souffrances plus qu’il n’est l’expression de la domination et de l’humanité, ce que les virtuoses scènes de torture mettent en évidence avec brio, dans une frénésie qui emporte et horrifie.
Dès lors, en lieu et place d’une dualité de plus, Désigné Coupable réalise l’alliance si particulière du corps et de l’esprit au cinéma, et exploite cette combinaison au service d’une tension qui va crescendo sans perdre son humanité, ce que le contraste entre la sobriété de Jodie Foster et Benedict Cumberbatch et le jeu habité de Tahar Rahim, qui aurait dû lui valoir une nomination aux Oscars 2021, souligne avec à propos. En lieu et place des larmoyants récits manichéens qui peuplent les salles obscures, il fait le choix de la dignité, soulignée par un générique de fin original qui rappelle qu’avant d’être réalisateur, Kevin Macdonald a été documentariste.

Désigné Coupable illustre en tant que biopic la difficulté de mettre en scène le réel et de romancer une histoire vraie, au sein d’un genre qui brille souvent par son manque d’originalité. Les histoires vraies n’étant pas nécessairement de vraies histoires, il n’est pas si surprenant que les biopics peinent à être habités du souffle constant de la narration, lorsque ceux-ci font le choix audacieux de ne pas jouer de leur statut pour créer une émotion factice et Désigné Coupable ne relève certes ni de la radicalité absolue ni du conformisme forcené et lénifiant des productions hollywoodiennes. C’est plutôt par un compromis qui aurait pu être mal agencé qu’il se distingue et prend son ampleur dramatique, dans une œuvre décidément très diverse et multiple, avec ce que cela peut comporter de positif comme de négatif.

Alors, au contraire d’un récit fardé qui maquille le vrai pour tenter d’entraîner en continu, Désigné Coupable brille par séquences, comme autant de fulgurances qui font regretter que le film tout entier ne soit pas mis en scène comme les lettres de son personnage principal, mais qui profitent largement à un film qui peut être fier de ses partis pris et qui se suffit à lui-même comme œuvre de cinéma, dont la portée dépasse le choc de la dénonciation de la réalité.

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