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Godard, mode d’emploi : Fin d’une révolution

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Dans ce deuxième volet de notre analyse des premiers films de Godard, toujours disponibles sur Netflix, nous vous proposons de comprendre trois de ses plus grands et de ses plus beaux films. En 1963, Godard réalise son oeuvre la plus mythique: Le Mépris. 

        Le Mépris constitue une exception parmi les films de Godard des années 60 : il s’agit du seul film net, solide, le seul que Godard ne s’est pas amusé à déconstruire car, accusé d’amateurisme et contraint de produire un film moins défait que les précédents à cause des distributeurs américains avec lesquels il travaille, il accepte de créer un objet simple et beau, mais en poussant cette beauté plus « classique », plus « hollywoodienne » à son extrême.

         L’histoire : Paul (Michel Piccoli) et Camille Javal (Brigitte Bardot) sont mariés. Paul est un écrivain à qui est enfin confié un travail d’envergure : la finalisation du scénario sur lequel s’est penché Fritz Lang, réalisateur de légende s’il en est. Le jeune couple part à Capri. Lors de ce séjour, Camille est abandonnée entre les mains du producteur du film, Jérémie Prokosh, malgré les réticences de la jeune femme. Le cœur du film est condensé dans cette scène, cette fraction de seconde où Camille, violemment et soudainement déçue par son mari qui, en dépit des adjurations de sa femme, est heureux d’utiliser la beauté de Camille pour séduire Prokosh, n’éprouve à l’égard de Paul plus que du mépris.

         Le Mépris est une expérience audacieuse : Godard tire de la grammaire cinématographique ses possibilités les plus poussées, les plus extrêmes pour dilater cette fraction de seconde qui, dans notre mode de perception habituel, passerait totalement inaperçue et dans laquelle pourtant se joue, en un brutal mouvement de bascule, toute une relation amoureuse. En un point infinitésimal de temps, où, pour la première fois, une discordance s’installe au sein du couple, les sentiments de Camille s’inversent. Cette plus petite unité de temps est agrandie aux proportions d’un long-métrage et du Cinémascope. Godard veut nous donner à voir les choses qui nous touchent le plus. Camille est celle qui sait car elle sait observer et voir les choses alors que Paul, lui, pris dans des raisonnements compliqués, s’empêtre à tenter de comprendre au moyen de mots qui ne renvoient à rien de vrai. Godard dit du mépris qu’éprouve Camille qu’il « n’est pas un sentiment psychologique né de la réflexion, c’est un sentiment physique comme le froid ou la chaleur, rien de plus, et contre lequel le vent et les marées ne peuvent rien changer », voilà pourquoi ce film est, selon son auteur, une tragédie.

         Godard offre, par ailleurs, une ouverture sur un point de vue extérieur sur ces choses tragiques. Fritz Lang est comme « un vieux sage indien », qui comprend notre monde et s’écarte du tumulte. Les références antiques, très nombreuses, font écho au voyage hasardeux qu’entreprend Paul. Godard s’efforce de leur donner une réalité visuelle dans la seconde partie du film. Ainsi existe en parallèle du monde moderne, invisible mais pourtant rendu présent par Godard, un monde ancien et sage qui, comme Lang, a connu toutes les bousculades de la vie et prend désormais du recul.

         Même si cela n’est peut-être pas intuitif au premier visionnage, Le Mépris est un film fondamentalement simple, une enquête sur des sentiments qui, tels que Godard les montre, se débarrassent de leur mensonge romantique, d’une intériorité invisible et laisse voir leur réalité et entendre leur chant, le chant d’un « violoncelle plutôt, parce que le son en est grave » comme disait Ingmar Bergman.

 

Adaptation du roman policier de Lionel White, Le démon d’onze heures, Pierrot le fou suit l’histoire d’un couple qui fuit la société moderne, représentée comme un monde violent, pour vivre de rien, d’amour et d’eau fraîche, vagabonds des paysages vastes et sublimes du Sud de la France. On retrouve dans ce film un schéma devenu typique du cinéma dit « moderne » : la fuite hors de la société, la recherche d’un lieu calme et naturel pour vivre pleinement son amour et jouir de la vie. Ce schéma est initié par le film Monika d’Ingmar Bergman, dont on peut considérer que Pierrot est une sorte de remake. Seulement il revisite ce thème et le roman dont il s’inspire à la lumière de l’esthétique qu’il a mis au point dans ses films précédents. Godard a dit lui-même de ce film qu’il montrait « un petit soldat qui découvre avec mépris qu’il faut vivre sa vie, qu’une femme est une femme et que dans un monde nouveau il faut faire bande à part pour ne pas se retrouver à bout de souffle », reprenant ainsi les titres de ses films précédents, mis bout à bout. Il s’agit donc d’un film-somme, un film qui conclut une première période de cinéma pour Godard, qui condense et fait exploser toutes les découvertes cinématographiques qu’il a pu faire jusqu’à présent.

Ce film s’inscrit dans une longue réflexion que nourrit Godard sur la place de l’écrit au cinéma. Selon lui, le danger au cinéma c’est la lettre, c’est l’alphabet, c’est le mot (d’où probablement le mythe qu’il crée autour de Pierrot le fou, mythe erroné selon lequel ce film n’aurait reposé sur aucun écrit, que ce soit scénario ou roman adapté). L’écrit s’interpose entre le spectateur et la chose filmée alors que la finalité du cinéma est de montrer. Montrer avant de dire. Le cinéma est un monde où toutes les possibilités restent ouvertes car les mots ne sont pas posés, seulement les choses sont montrées. Godard disait du texte qu’il est la « Loi » et « le cinéma doit être le contraire ». L’ambition de Godard est donc de représenter la nature à travers une image pure, la montrer simplement sans les mots des Hommes. Dans un autre de ses films, Nouvelle Vague (1990), il fait dire à un jardinier philosophe « Tais-toi un instant, laisse un instant le monde sans nom, il faut permettre aux choses d’entendre qu’elles sont, rien qu’en silence, quand elles l’entendent, comme elles l’entendent ».

Plus précisément l’idée de Godard est de lutter contre la syntaxe, pour rendre à l’alphabet une certaine liberté, de laquelle peut découler une véritable liberté de langage. La linéarité et la syntaxe doivent être étrangères au cinéma qui, selon Godard, est tabulaire, c’est-à-dire existe sous forme de tableaux. Débarrassés de toute syntaxe, les mots et les lettres deviennent une matière esthétique neutre et il est alors possible de montrer au lieu de raconter. Cette réflexion sous-tend Pierrot le fou, notamment avec une référence récurrente à Rimbaud et à son sonnet Voyelles, dans lequel le poète donne aux lettres une nouvelle puissance évocatrice. La citation la plus explicite de Rimbaud reste probablement un insert représentant son visage en noir et blanc, recouvert de voyelles colorées et détachées les unes des autres.

Godard, paradoxalement, incruste beaucoup d’écrits dans ses films, cela peut être pour marquer le contraste entre la société des Hommes et celle de la Nature ; ou bien manipule-t-il l’écrit afin de le rendre elliptique, tabulaire, en faisant des jeux de mots, des collages, à l’image de ses propres films et de sa conception du cinéma.

Encore une fois, ces innovations sont le fruit de contraintes, ici de l’incapacité de Godard à écrire « correctement », à suivre la langue française. Godard est un colleur, un assembleur de mots, de citations, de références diverses, qui est capable, dès lors qu’on lui impose certaines contraintes dans lesquelles son ingéniosité s’épanouit, de créer un film authentique. Il fait avec ce qu’on lui donne, ce qui existe déjà, sans même avoir recours à une histoire classique.

Cette réflexion langagière est également présente dans Alphaville, réalisé la même année que Pierrot. On y retrouve les motifs fétiches de Godard, toujours porteurs de sens, comme celui du visage d’un lecteur, barré juste sous les yeux par le livre qu’il lit.

Alphaville est très référencé : film d’anticipation mêlant l’expressionnisme allemand de Murnau et la poésie de Cocteau, il reprend de manière très stylisée et très étrange l’opposition entre la sensibilité des Hommes et la monstrueuse froideur de leurs organisations et de leurs technologies. Comme pour Pierrot, Godard revisite et associe ses références artistiques pour offrir une nouvelle version, en noir et blanc cette fois, de son éloge à la poésie, à la sensibilité et au cinéma.

 

Après Pierrot, une nouvelle génération de jeunes émerge, celle des yéyés, puis des « soixante-huitards », une génération qui n’est plus celle de Godard. Il devra alors se renouveler, trouver de nouveaux moyens de représenter cette jeunesse. Devenu plus politique, plus sociologique, plus expérimental, avec des films comme Masculin féminin ou La chinoise (le premier est disponible sur la médiathèque de HEC), le cinéma de Godard s’ouvrira sur la décennie suivante réinventé.

Notez qu’en complément de la sélection de Netflix, la médiathèque numérique de HEC vous propose de nombreux films de Godard, notamment ceux des années 80 !

 

Source : Alain Bergala, Godard au travail, les années 1960.

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