Cinéma

J’accuse : faire du cinéma avec un marteau

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Dès la première scène, le ton est donné. La reproduction inversée (Dreyfus à droite dans le film, à gauche sur l’affiche de l’époque) à l’écran du célèbre dessin d’Henri Meyer pour le Petit Journal, qui d’ailleurs rappelle au spectateur des souvenirs d’écolier, témoigne d’une double volonté du réalisateur : suivre le fil rouge de l’Histoire d’une part, interroger la perception de l’époque d’autre part. Le sabre est brisé, le dossier Dreyfus rouvert par Polanski, le film peut débuter.

Le metteur en scène suit le colonel Marie-Georges Picquart (Jean Dujardin), l’enquêteur responsable de la réhabilitation de Dreyfus. En se focalisant sur Picquart, le film de Polanski a le mérite de donner à voir, du même coup, la galaxie de fonctionnaires, hommes de lettre et de presse qui gravitent autour de l’affaire. Ce faisant, le réalisateur tend à mettre en scène, par un jeu de lumières sombres – le film est chromatiquement gris – le déploiement d’une banalité du mal – le seul véritable héros du film étant Émile Zola. Marie-Georges Picquart n’a d’ailleurs rien d’un saint : il cherche simplement à défendre l’honneur de l’Armée. Le travail que conduit le réalisateur sur la psychologie de son protagoniste vise d’ailleurs à démythifier par la profondeur du détail le chemin par lequel a été innocenté le « petit capitaine juif ». Le colonel est antisémite, « comme tout le monde », et sa préoccupation en fond, demeure sa maîtresse – il est d’ailleurs à noter qu’il est le seul personnage accompagné d’une présence féminine. Les nombreuses scènes de couloirs et d’intérieur qui donnent cet aspect labyrinthique, tout comme le jeu avec les ombres lorsque Picquart, surveillé par la police, se rend chez Zola dans le plus grand secret, attestent de la même façon de la complexité d’une affaire traitée par ceux qui en sont les acteurs avec les armes de la realpolitik.

A tous ceux, qui, comme votre serviteur, pensent immédiatement au dessin de presse de Caran d’Ache Un Dîner en famille, montrant une France polarisée par un débat qui la coupe en deux, lorsqu’ils entendent le mot Dreyfus, Polanski donne une leçon de réalisme, en nous faisant voir l’envers du décor : que se cache-t-il derrière ces gradés, en grand uniforme, qui affirment d’un ton péremptoire la culpabilité de Dreyfus ? De la médiocrité, et de la lâcheté. L’antisémitisme est par calcul, bien plus que par conviction. On est antisémite comme on se moquerait d’un inconnu dans la cour de récréation afin de s’intégrer au groupe, ou pour conserver sa place au sein de celui-ci. En refusant de tomber dans le piège d’un film manichéen, Polanski réussit le tour de force de réaliser un long métrage non pas sur Dreyfus, ni sur l’antisémitisme, mais sur un système de pensée.

Avec J’accuse, Polanski ne décroche pas le prix de l’originalité. Quoi de plus commun qu’un anti-héros amené à faire le bien pour des raisons que l’on n’attend pas nécessairement ? Ceci dit, le réalisateur réalise un travail admirable de restitution de la complexité de l’affaire dans la forme du film. Depuis Chinatown et les complications de l’intrigue mise en place, la complexité est presque devenue la marque de fabrique du metteur en scène. Dans J’accuse, il opère avec minutie, tel un chirurgien, et ouvre un à un les tiroirs de l’enquête pour tenir en haleine le spectateur, si bien que l’on ressort du cinéma en ayant l’impression de connaître, à présent, l’affaire Dreyfus. Perversité de l’artiste diraient certains, qui persistent à voir dans le film l’allégorie de la vie de son créateur. Mais qu’importe, quand on regarde J’accuse, on ne pense pas à Polanski

J’accuse, de Roman Polanski. Avec Jean Dujardin, Louis Garrel, Emmanuelle Seigner. Sortie le 13/11/2019.

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