Cinéma

Martin Eden : London, Italie

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Quelque part dans une ville du sud de l’Italie, au XXe siècle. Martin Eden est un marin sans éducation. Un jour, il vient en aide à Arthur, un jeune homme qu’il voit se faire agresser sur le port. Pour le remercier, celui-ci l’invite chez lui. Martin découvre ce jour-là deux choses qu’il décide de conquérir : la culture de cette riche famille, et Elena, la sœur d’Arthur.

Dans Martin Eden, deux couleurs ressortent particulièrement à l’image et semblent avoir subi un traitement spécifique : le bleu, et le rouge. Deux couleurs qui se complètent et se répondent. La première évoque la mer, l’apaisement, la noblesse. Le deuxième, la passion, passion des sentiments mais aussi passion de la lutte politique, de la défense du peuple auquel Martin Eden est si attaché. Ce sont là deux couleurs qui résument, dans la richesse de leurs symboliques respectives, tout le tiraillement qui est celui de notre héros. Un homme du peuple ambitieux, qui souhaite accéder à la richesse, à la reconnaissance et à la culture des élites, mais qui ne peut pas oublier le milieu où il est né et où il a vécu. Un homme qui condamne l’idéologie socialiste, négatrice d’une individualité sur laquelle il fonde toute sa propre existence, ayant en lui-même une confiance et une foi hors du commun ; et qui en même temps, par culpabilité, finit une fois accompli et reconnu par soutenir financièrement cette même cause, puisqu’elle est seule à se préoccuper du peuple auquel il n’appartient plus mais auquel il s’identifie toujours. Ce n’est pas par hasard qu’Elena, la jeune fille riche et cultivée qui résume à elle seule tout ce vers quoi Martin souhaite tendre, est la plupart du temps vêtue de bleu. Ni que Margherita, la fille du peuple rencontrée sur le port un soir de fête, vers laquelle Martin est condamné à retourner, semble, elle, préférer les habits rouges.

Ces luttes qui déchirent le personnage ont lieu dans un espace-temps comme il ne peut en exister qu’au cinéma : une ville italienne qui est un monde, et surtout, une époque qui est un siècle. Car la transposition du roman de Jack London, si elle se fait évidemment de l’Amérique à l’Italie, s’opère dans un cadre polymorphe, protéiforme, où les indices s’accumulent pour mieux brouiller les repères du spectateur. Sommes-nous en 1960, en 1930, en 1980 ? Les costumes et les décors apportent des réponses différentes à chaque séquence, tandis que l’utilisation de la musique joue à renforcer ces décalages – qui eut cru que Joe Dassin se marierait aussi bien avec Jack London ? Martin Eden est une fresque intemporelle : son histoire n’a pas d’époque. Comme le héros de London, Annie Ernaux ou Édouard Louis nous parlent encore aujourd’hui en France de la promotion sociale par la littérature et de la culpabilité qu’elle suscite. Et les ombres des chemises noires qu’on voit descendre sur la plage à la fin du film évoquent, au-delà de la période fasciste, une menace qui plane toujours.

Martin Eden est un film dans lequel on se perd d’autant plus qu’à cette incertitude temporelle s’ajoute une incertitude visuelle. Ces plans de la mer, ces images d’enfants, de couples, qui viennent ponctuer le récit, sont-elles des images d’archives ? Mais alors, de quelle époque ? Établissent-elles un parallèle entre la réalité et la fiction ? Ou sont-elles, au contraire, les projections mentales du protagoniste ?  Ne sont-elles pas plutôt des flash-back ?  Pietro Marcello joue à effacer les frontières qui devraient nous aider à catégoriser ces images. Qu’elles soient fictives ou documentaires, toutes viennent finalement à leur manière compléter le récit. Par leur portée métaphorique, comme ce navire qui sombre ; par leur richesse illustrative, comme cet homme édenté retournant à l’école, incarnant la peur et la honte de Martin confronté à son inculture ; par leur impact émotionnel, à l’image de la poésie nostalgique qu’évoquent deux enfants dansant dans les rues.

Luca Marinelli accepte entièrement sur ses larges épaules le poids de ce récit. De la franche candeur du marin des premières scènes à la souffrance de l’intellectuel meurtri des dernières, viennent s’incarner sur son visage les unes après les autres toutes les étapes de l’odyssée de Martin Eden. Dans son regard, dans les reliefs de ses traits, viennent s’inscrire les expériences et les blessures que Pietro Marcello nous donne à voir au plus près : le réalisateur n’a pas peur des gros plans. Il semble parfois qu’on pourrait toucher Martin  et Elena tant ils nous semblent proches. L’alternance de ces visages qui occupent parfois tout l’écran avec des plans plus larges, véritables tableaux de paysages, de villes ou de milieux, nouent comme le font les couleurs l’intime et l’historique, indissociables.

Martin Eden est unique en ce qu’il ose une grande originalité tout en puisant aux sources du cinéma. L’œuvre de Pietro Marcello rappelle par bien des aspects les chefs d’œuvres italiens des années soixante et soixante-dix. Il y a dans cette épopée politique et poétique du Visconti, du De Sica, et en même temps une originalité et une inventivité fascinantes, un renouveau qu’on est profondément heureux de voir au cinéma, qui mêle avec audace introspection et questionnement socio-historique. Un grand film qui inspire le plus profond respect.

Martin Eden, de Pietro Marcello. Avec Luca Marinelli, Jessica Cressy, Vicenzo Nemolato. Sorti le 16 octobre 2019.

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