Cinéma

Pentagon Papers : au-delà des bons films…

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Le dernier film de Steven Spielberg n’est pas qu’un bon film de plus. Il propose une vraie réflexion sur la place de la femme dans le mythe hollywoodien, celui-là même que le réalisateur a en grande partie créé.

Pentagon Papers, la presse l’a répété, arrive à point nommé. Alors que de plus en plus de dirigeants et de personnalités politiques prennent un malin plaisir à accuser la presse de tous les maux et veulent la faire taire, il est bon de montrer par un exemple concret pourquoi le quatrième pouvoir est essentiel à la bonne santé d’une démocratie. Pour cela, la révélation par la presse américaine des mensonges du gouvernement américain sur les réalités de la guerre du Vietnam est une histoire idéale, qui a de plus l’avantage d’être bien moins célèbre que le scandale du Watergate, qui suit le scandale des Pentagon Papers d’à peine un an.

Mais si cela devait être le sujet principal du film de Spielberg, il n’aurait pas choisi le point de vue du Washington Post, qui, lorsque l’action se joue, est un petit journal local, minuscule face au New York Times (« J’en ai assez d’avoir le New York Times en une de mon journal » nous dit Ben Bradlee, le rédacteur en chef du Washington Post, joué par Tom Hanks), mais plutôt celui du New York Times, le premier à révéler les rapports secrets du Pentagone sur l’Indochine puis le Vietnam et la cible principale des attaques judiciaires de l’Etat, qui a voulu interdire la publication de ces textes. Non, si Spielberg et les scénaristes Liz Hannah et Josh Singer ont choisi de raconter l’histoire du point de vue d’un petit journal, c’est parce qu’ils avaient un autre sujet en tête, une autre cause à défendre, une autre histoire à raconter : celle de Katharine Graham, propriétaire du Washington Post après le suicide de son mari, jouée par Meryl Streep.

Le film articule son récit entre deux quêtes qui se répondent : celle de Ben Bradlee, rédacteur en chef tempêtueux et charismatique, prompt à braver les lois pour trouver son scoop, un homme plein d’esprit, bon mais aveuglé par sa recherche de la vérité, et celle de Katharine Graham, nouvelle propriétaire d’un petit journal en manque de fonds, qui peine à trouver sa place dans un monde d’hommes qui ne voient dans sa nomination à la tête de ce journal qu’une conséquence malheureuse de l’ « accident » de son mari, lui qui avait su mener la société d’une main de maître avant de se donner la mort. Pendant que le premier remue ses journalistes pour que ceux-ci trouvent les documents du New York, la seconde recherche des fonds pour le journal et prépare son entrée en bourse, allant dans le sens de ses conseillers financiers, mais à l’encontre de l’esprit familial qu’avait voulu son père, le premier propriétaire du Washington Post. Ainsi le personnage de Ben Bradlee correspond-il à l’archétype du héros spielbergien (et donc à fortiori hollywoodien) : il est charismatique, audacieux, va contre l’ordre établi, n’hésitant pas à parler plus fort que les autres et avec des répliques plus incisives pour faire entendre sa raison, et il aime se mettre en danger pour une noble cause, ici la vérité, sans se poser de questions sur les conséquences que ses actions pourraient avoir sur son entourage. Il est Indiana Jones, Tintin, Schindler ou Abraham Lincoln. A l’inverse, Katharine est une femme pleine de retenue, elle se meut dans les hautes sphères de la société, respectant toujours l’étiquette, amie de certaines personnes haut placées dans le gouvernement, fréquemment invitée par le président, elle craint de détruire la réputation d’hommes bons par les révélations des rapports de Pentagone, et surtout de ne plus pouvoir publier si elle décide d’affronter le gouvernement, et donc de devoir fermer une institution chère à sa famille et de licencier tous ceux qui y travaillent. A la fin de la quête de Bradlee, lorsqu’il aura les rapports en sa possession, ce sera à elle de décider ou non de les publier.

Notons ici quelque chose d’important : les personnages de Ben Bradlee et de Katharine Kay sont très genrés, en ceci qu’ils répondent parfaitement aux stéréotypes de genre édictés par la culture occidentale et notamment par le cinéma hollywoodien, au moins de prime abord. Ben Bradlee est impétueux, bagarreur, intelligent mais un brin trop fonceur, il se place naturellement en figure d’autorité et n’a pas peur de dire ce qu’il pense. Katharine Kay est réservée, douce, elle a beaucoup d’empathie et n’aime pas se mettre en avant, et elle réfléchit longuement à tous ses actes et à leurs conséquences avant d’agir. Or le cinéma hollywoodien est le monde des premiers, pas des secondes. Ses héros sont Errol Flynn, Burt Lancaster et John Wayne, et même lorsqu’il met des personnages féminins en avant, celles-ci prennent souvent la place et les traits de caractères réservés, dans la plus pure tradition patriarcale, aux hommes (ainsi Scarlett O’Hara dans Autant en emporte le vent notamment). Pentagon Papers se pose alors contre cette tradition: pour le film, les vrais héros ne sont pas les hommes, mais les femmes.

Tout dans la mise en scène de Spielberg participe de cette position. Meryl Streep est ainsi souvent montrée seule au milieu des hommes, où elle n’est pas écoutée, elle ne trouve pas sa place aussi aisément que Tom Hanks parce que contrairement à lui, elle a besoin de l’arracher. Au début du film, elle va ainsi être ignorée par son conseiller financier qui va dire tout haut ce qu’il pense de son incompétence et de sa nomination, alors qu’elle se tient dans la salle voisine, la porte ouverte, et qu’elle n’a quitté son champ de vision que quelques secondes plus tôt. Au moment de rencontrer les potentiels investisseurs du journal, l’arrivée de Meryl Streep à la réunion se divise en deux plans : dans le premier, elle approche de la salle de réunion. Une grande porte noire l’attend en haut d’un long escalier en pierre où sont rassemblées en silence de nombreuses femmes aux vêtements colorés. La voyant arriver, elles la laissent passer en l’encourageant discrètement. Lorsqu’elle rentre dans la salle de réunion, une foule d’homme discute, tous habillés de noir. Là, elle n’est pas écoutée, et n’arrive pas à s’imposer. Elle est mal à l’aise et en position de faiblesse. Lentement, tout au long du film, le personnage va comprendre sa légitimité, elle va accepter qu’elle mérite cette place et qu’elle a toutes les compétences pour diriger le journal, et ce faisant elle va aussi prendre sa place face aux hommes. Ainsi elle se dressera face à un groupe d’hommes au moment le plus fatidique, celui de choisir s’il faut publier ou non, lors même que ceux présents avec elle tentent de la forcer à dire non. Il faut noter que même ici, même lorsqu’elle parvient à s’imposer et à reprendre l’autorité qui lui revient, elle le fait en écoutant patiemment l’avis de chacun, en pesant ses mots et ses décisions : elle ne change pas de caractère, elle réalise que son caractère lui permet de diriger et qu’elle n’a pas à ployer devant un homme sous prétexte que jamais une femme n’a été à sa place. Ce détail est important car il transforme le discours : Pentagon Papers ne dit pas que les femmes peuvent devenir des héros hollywoodiens, mais que les femmes sont de véritables héros.

Une scène est notoire dans la construction de ce discours : juste après que Katharine Kay a accepté de dévoiler les rapports dans son journal, Ben Bradlee fait part de cette décision à sa femme Tony en lui disant que ses articles, ceux pour lesquels il s’est battu et a, avec son équipe, bravé les règles établies, vont être publiés. Celle-ci lui répond alors que Katharine Kay a énormément de courage, et qu’elle est admirative, forçant son mari à s’interroger : c’est lui qui a bravé les interdits, lui qui s’est mis en danger, pourquoi sa femme dit-elle que Katharine Kay a été courageuse quand c’est lui le héros de cette histoire ? Voici en substance la réponse de Tony Bradlee : oui mon mari, tu as été très courageux. Mais tu ne t’es pas mis en danger, tu n’es pas légalement responsable de ce qui est publié dans le journal, Katharine Kay l’est, tu n’as pas mis ta carrière en danger, la fin du Washington Post pour cette affaire ne ferait que mettre en lumière ta détermination journalistique et tu gagneras du prestige quoi qu’il arrive. Elle risque de perdre son entreprise, elle risque de se mettre à dos ses investisseurs et de les perdre eux aussi, elle risque de s’ostraciser de son environnement et de perdre ses relations, elle est réellement l’héroïne de cette histoire. Le film opère ici un retournement important : comprenant son arrogance, le personnage de Tom Hanks va accepter sa place et se placer derrière Meryl Streep, en soutien. Et ce retournement du film culmine à la sortie du tribunal, après que le juge de la Cour Suprême a déclaré légale et d’intérêt public la publication des rapports : lorsque Meryl Streep sort du tribunal, alors que le président du New York Times est emporté par les journalistes, elle se dérobe sur le côté et part en traversant une foule de femmes la félicitant. Ainsi, à l’image, l’on ne voit que des femmes se réjouir de cette victoire judiciaire et idéologique de la presse, parce que pour le film, la victoire principale est celle des femmes : ce que dit aussi le jugement rendu, c’est que le choix de Katharine Kay est respecté, que sa bataille est une victoire, puisqu’elle va rester à son poste de présidente du Washington Post, qu’elle occupera pendant 20 ans, propulsant le journal au niveau du New York Times.

Ainsi, si Pentagon Papers est un pamphlet brûlant pour la liberté de la presse, il est aussi et surtout un manifeste féministe, un retour de Steven Spielberg sur les personnages les plus emblématiques de sa carrière, tous des hommes, sur lesquels il dit ceci : ceux-là, s’ils sont courageux, n’ont fait que chercher la gloire dans un monde qui, au moins en grande partie, était ravi de la leur offrir. Les femmes, elles, se battent pour une place dans un monde qui préfèrerait les voir disparaître, les garder silencieuse, derrière la porte. La victoire principale du film n’est pas celle de la presse sur ceux qui voudraient la museler, mais d’une femme sur ceux qui voudraient l’oublier. Et Pentagon Papers n’est pas qu’un bon film de plus, c’est un grand film. Son écriture subtile et dynamique, sa réalisation minutieuse où s’assemblent à la fois le talent pur qu’on a toujours connu chez Spielberg et toute l’expérience qu’il a accumulée en plus de 40 ans de carrière, et le jeu à la fois méticuleux et puissant des acteurs, le propulsent au niveau des plus grands classiques du cinéma américain.

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