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Rétrospective Tarkovski – L’impuissance des mots

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Voir un film de Tarkovski, c’est souvent faire face à un grand moment de solitude. Mais heureusement pour le spectateur, c’est parfaitement normal : chez Tarkovski, les quatre murs du cinéma nous gardent du vacarme extérieur, du bruit, des mots, pour que l’auteur puisse nous montrer, dans l’intimité de la salle obscure, ce qu’il n’arrive pas à dire. Le film n’est alors pas muet, mais silencieux : parfois, un seul son isolé nous parvient, pluie d’été, crépitement du feu de l’incendie de la maison familiale, frottement du train sur les rails qui mènent un homme à son destin.

Montrer, c’est prendre le cinéma au sérieux, utiliser les spécificités de ce médium qui permet de retravailler le temps et de remplacer les mots. Tout un art.

Les mots

Aventurons-nous sur un terrain dangereux : la philosophie, qui fait battre le cœur de tout bon rédacteur de la Cinémat’hec. Une idée préexiste aux mots qui l’exprimeront. Or le langage porte en lui-même une certaine logique, et ne peut exprimer que ce qui s’y conforme. Dire, c’est conformer une idée au logos, lui imposer une structure pour pouvoir la transmettre plus facilement, par le canal normé de la parole. Mais l’idée, la perception, l’émotion, ne passe pas toujours le filtre du logos.

Tarkovski éprouve cette barrière du logos, et utilise le cinéma pour la contourner, et parler pour tous ceux qui ne peuvent la franchir : d’où l’importance des fous dans son œuvre. Le fou, c’est celui qui voit plus loin que ce dans quoi les mots nous enferment, mais qui ne peut pas communiquer par le langage normé les raisons, ou plutôt les déraisons, de ses actions.

Dans l’un des sept films de l’auteur, Nostalghia, l’un des personnages les plus importants, un homme réputé fou vivant en ermite, s’immole par le feu après avoir crié vers le ciel et les hommes son ressentiment, sa vision du monde :

Ce sont les soi-disant sains qui ont amené le monde au bord de la catastrophe. Homme, écoute ! Voici mon nouveau pacte avec le monde :

Il doit faire soleil la nuit et neiger en août. Les grandes choses finissent, les petites perdurent. La société doit de nouveau être unie au lieu d’être fragmentée. Regardez la nature et vous verrez que la vie est simple. Nous devons retourner là où nous étions, au point où vous avez pris le mauvais chemin. Nous devons retourner à la fondation principale de la vie, sans salir l’eau. 

Nostalghia, 1983.

C’est en montrant ces idées détachées du logos que les fous libèrent le monde. Tarkovski donne leur chance aux illogiques, aux analphabètes, aux cacographes, car il nous laisse contempler des actes fous, par des saints-déments qui pensent sauver le monde à leur manière, en aidant l’homme à renouer avec sa nature, enfouie et refoulée. Un père aide son fils à planter un arbre mort pour qu’il revienne à la vie, un homme tente de faire traverser une flamme d’un bout à l’autre d’un ancien bassin romain sur les conseils de Domenico, l’homme qui s’immole par le feu…

Son œuvre n’est pas dénuée d’un certain mysticisme, mêlant références très doctes et éloge de la création, critique de l’homme qui se perd dans l’immensité de sa liberté… Minimalisme et contemplation se mêlent à des rites religieux qui mènent à la spiritualité sans toutefois accepter les codes d’une religion donnée. Lorsqu’on tente de montrer ce que l’on ne peut pas dire, ce que l’on ne peut pas démontrer, on touche souvent à ce que l’on peut croire.  

Au commencement était le verbe ; pourquoi papa ? 

Le Sacrifice, 1986.

Le temps

La spécificité du cinéma, c’est peut-être sa maîtrise du temps : si le lecteur, entre deux pages, a le temps d’imaginer et de déposséder en quelque sorte l’auteur de son propre récit, le réalisateur contrôle le temps, sa perception, son sens même.

D’un côté, l’image-mouvement, les relations entre, d’une part, une action ou une situation et, d’autre part, une émotion, une pulsion ou une réaction. Dans ce mode de montage, c’est l’action qui détermine le temps. Un personnage sort de la pièce, Cut, nouveau plan sur le personnage dans la pièce voisine, car l’action était terminée dans le premier plan.

Mais prenons maintenant le plan suivant : un père part pêcher avec son fils qu’il n’a pas vu depuis longtemps. Ils s’installent sur les berges. Le contact est difficile, ils ne disent rien, ils regardent l’horizon. Cela dure un certain temps, nettement plus long que le temps nécessaire au spectateur pour comprendre simplement qu’ils pêchent. Cut. Le plan suivant n’a rien à voir. Nous sommes ici du côté de l’image-temps, dans laquelle c’est le temps qui change le sens de l’action. Avec l’image-mouvement, on montre au spectateur ce qu’il attend, la suite logique d’une action : l’image-temps brise cette attente et l’attitude rationnelle du spectateur. Tarkovski est un maître de l’image-temps, qui lui permet de développer des symboles, des continuités métaphoriques et non logiques entre les scènes, de s’étendre en longueur. Dans Stalker, son 5ème film, la durée moyenne de chaque prise est d’une minute et huit secondes !

Je réfute le soi-disant “cinéma de montage“ et ses principes, car il empêche le film de dépasser les limites de l’écran en ne permettant pas au spectateur d’apporter, comme en surimpression, sa propre expérience à ce qu’il voit.

Le temps scellé, 1986.

La continuité entre les plans est donc parfois symbolique : à la fin de Nostalghia, le fou Domenico s’immole par le feu après son long discours, tirade paradoxale dans laquelle il dénonce les mots et appelle aux actes. Dans la scène suivante, le personnage principal lutte pour transporter une bougie d’un bout à l’autre d’un bassin, à la demande de Domenico. Selon le fou, cette traversée absurde qu’il n’a jamais réussi à accomplir, toujours interrompu par ceux qui lui demandaient les raisons de son acte, sera le premier acte libérant les hommes d’eux-mêmes. La continuité entre les deux plans-séquences est seulement métaphorique, poétique et pas physique : le feu unit Domenico à son disciple, anti-Prométhée qui marche en cachant la flamme du vent et des regards inquisiteurs pour permettre, à nouveau, la libération des hommes.

Le temps, c’est donc un vecteur d’expression privilégié du cinéaste, et cette capacité à contrôler le temps fait partie des spécificités du médium cinématographique. Pour analyser plus en profondeur l’œuvre de Tarkovski, nous allons justement devoir nous interroger sur les spécificités du cinéma, sur ce qui le distingue des autres arts.

L’art

Dans les scènes qui marquent chez l’auteur russe, on trouve souvent des plans qui nous forcent à nous interroger sur la nature du cinéma : en particulier, de longs détours sur des tableaux, la caméra guidant notre regard. Voilà la question : si l’on filme une à une toutes les pages d’un roman, s’attardant sur chacune d’elles, et que le roman est bon, est-ce pour autant un bon film ? Et si on filme une représentation théâtrale ? Par extension, si Le Sacrifice ou Andrei Roublev contiennent de longs plans qui s’attardent sur des icônes orthodoxes ou des peintures de De Vinci, et que ces scènes sont belles, est-ce du fait du cinéaste ou de la beauté des peintures du maître italien ?

Il me semble qu’en guidant notre regard, en insistant sur les détails dont le sens s’inscrit dans le cours du film, Tarkovski révèle des œuvres auxquelles on accorderait à peine un regard si on les croisait dans l’un des couloirs du Louvre : une esquisse de l’Adoration des mages, une icône dont les dorures s’écaillent… La maîtrise du temps par le réalisateur est une maîtrise du regard du spectateur, forcé à adopter le chemin qui nous fera comprendre l’œuvre, chaque instant associé à une musique qui sublimera le tout, inséré entre deux scènes du film qui sont comme des commentaires implicites du tableau. Ce que l’on a sous les yeux, ce n’est pas un beau tableau, c’est un beau film.

Conclusion

En sortant d’une salle, une seule question émerge : et alors, c’était bien ? Est-ce que c’était un bon film ? Se poser cette question sous-entend une autre question : c’est quoi, un bon film ? Ce qui sous-entend encore, évidemment : c’est quoi, un film ?

Si j’ai écrit mon premier article sur Andrei Tarkovski, ce n’est pas anodin. C’est grâce à cet auteur que je me suis demandé, pour la première fois, les raisons qui me faisaient dire : « ce film est bon », alors même que je n’y avais presque rien compris. Ses films m’ont donné envie de savoir pourquoi je les aimais, de savoir pourquoi j’aimais les films, de savoir ce qu’est un film. Que le cœur de l’art cinématographique soit le temps, la parole, le montage, ou autre chose, ce n’est pas le plus important : ce qui compte, c’est de se poser la question.

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