Cinéma

Bad Luck Banging or Loony Porn – Constat doux-amer

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Après une Palme d’or aussi fascinante que superficielle et un Lion d’or anodin, on pouvait craindre en voyant l’Ours d’or annoncé par la presse comme un film « aussi déjanté que son époque », traitant de « populisme, de pandémie et de féminisme », que le festival de Berlin ait lui aussi cédé à une tendance qui consiste à récompenser des films « importants », qui « font réfléchir » en proposant un « véritable geste de cinéma ». Fort heureusement, il n’en est rien, et le dernier film de Radu Jude annonce sa différentiation dès ses premières minutes, en s’ouvrant sur une scène pornographique amateur à des kilomètres de la virtuosité maniérée de Julia Ducourneau et d’Audrey Diwan.

Si le film donne envie, d’entrée de jeu, d’être comparé à ses confrères vainqueurs de festivals, c’est qu’il prend ouvertement le contrepied d’un certain cinéma auteurisant. Présupposant la connivence déjà établie entre lui et son audience, il ne se force pas à brosser le portrait de son époque en faisant passer des lieux communs pour des révélations conscientes, manie complaisante d’une trop grande quantité de films sociaux autoproclamés. Ici, la décrépitude intellectuelle de la société est une évidence, il ne reste donc plus qu’à s’en moquer, à défaut d’autre chose. 

Cette évidence constitue le principal motif d’un film dont les deux premières parties se réduisent à une observation factuelle, Radu Jude considérant le réel comme suffisamment intrinsèquement comique pour n’avoir qu’à en faire l’illustration. D’abord en suivant Emi, une professeure d’histoire, et en occasionnant de réguliers décadrages qui viennent révéler des publicités et des produits à connotation sexuel, il met en lumière le décalage entre leur omniprésence et le jugement à venir de l’enseignante, convoquée par les parents de ses élèves au sujet d’une sex-tape publiée en ligne par son compagnon. A l’exception de quelques rares discussions, les mots sont évacués au profit d’une démarche de pure contemplation. Si la redondance du procédé en est la principale limite, c’est aussi elle qui en magnifie l’ampleur, l’accumulation de ces signes prenant lentement la forme d’un running-gag amer.

Après quoi vient la seconde partie, dictionnaire construit à partir d’une série d’effet humoristiques et d’anecdotes sur l’histoire de la Roumanie qui varie les formes (images d’archives, extraits d’autres œuvres, scènes tournées pour l’occasion…) et les tons (comique, cynique, nihiliste…). Là-encore, tout tourne autour d’une confrontation à l’évidence : un fait divers ridicule est raconté avec le plus grand sérieux, et un des mots du dictionnaire peut simplement être accompagné d’une image antinomique : l’humour n’est jamais explicité, jamais rajouté par-dessus l’observation, il est toujours présent originellement à l’état de fait, le travail du cinéaste se réduisant à son exposition. Les seuls passages où Jude affiche ouvertement son opinion, c’est dans le cadre de réflexions désemparées sur « l’âme humaine » ou le cinéma, dont la grandiloquence est désamorcée par une forme d’autodérision, mais qui rappellent à demi-mot la part d’ombre de ce qui n’est drôle qu’une fois projeté sur un écran, mais dont la matérialité implique de terribles conséquences.

C’est dans son troisième segment que Bad Luck Banging or Loony Porn se rapproche le plus des codes de la comédie classique. Confrontant Emi à des parents d’élèves en colère, l’humour du film dévie vers un long échange entre une professeure réaliste et cultivée face à une assemblée de cuistres censés représenter la pire facette des réactionnaires patriotes rétrogrades. Cette cible facile de l’intelligentsia culturelle est ici pastichée à l’extrême, comme si la possibilité pour Radu Jude de passer de l’observation à l’incarnation n’était justifiée que par son exagération. Entre deux répliques absurdes de bêtise, le tribunal improvisé voit ses chaises se déplacer sans raison, être interrompu par une femme de ménage ou par des imitations de Woody Woodpecker venues d’on-ne-sait-où, tandis que d’étranges lumières colorées s’intensifient avec la tombée de la nuit. Poussant le vice jusqu’à faire porter à chaque parent d’élève des masques covid plus ridicules les uns les autres, le réalisateur instaure un climat de folie qui déréalise son récit, mais en libère le plein potentiel comique.

Jusque dans ses trois fins possibles, le film prend l’allure d’un assemblage protéiforme, effet particulièrement flagrant dans le deuxième segment mais qui s’étend en fait à toute l’échelle de l’œuvre, lui donnant parfois quasiment des airs expérimentaux. De scènes pornographiques sans réflexion cinématographique à une première partie qui rappellerait presque le prix du jury de Cannes, Memoria, le cinéaste construit des connexions entre des discours et des formes divergentes qui finissent inéluctablement par créer un ensemble à la fois disparate et cohérent. On ne dira pas, comme d’autres, que Radu Jude fait le portrait de son époque, mais plutôt qu’il construit une juxtaposition de ses éléments les plus étrangement grotesques et hypocrites, dans un film qui n’est lui aussi finalement rien d’autre qu’un assemblage de désespoir et d’hilarité. « Il vaut mieux en rire », dit-on. « Mais après-tout, que peut-on faire d’autre ? » semble répondre le cinéaste.

7.5

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