Cinéma

Matrix Resurrections (2) – Pilule Cramoisie

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Sorti une semaine après Spider-Man : No Way Home, Matrix Resurrections partage avec ce dernier la volonté de réinvestir un héritage parmi les plus influents de la pop-culture. Mais la ressemblance s’arrête là, les deux films connaissant actuellement des carrières radicalement opposées au box-office. Et pour cause, là où le dernier Marvel est exclusivement construit sur un fan-service facile et premier degré, le film de Lana Wachowski ne cesse d’interroger sa propre existence et de constater son échec. Ce postulat défaitiste en a déçu plus d’un, l’article de Yan en témoigne, et on peut difficilement lui jeter la pierre. En effet, cette critique n’a pas totalement vocation à le contredire, mais plutôt à approfondir les thématiques d’un film qui donne envie de parler de lui, preuve peut-être qu’il n’est pas aussi raté qu’on le dit.

Entre hommage et sabotage

Dans sa première moitié, Resurrections ne vit que dans son propre héritage. D’abord parce qu’il commence par rejouer l’introduction du premier volet plan par plan, ensuite parce qu’il place Neo dans un contexte propice à l’autoréflexion : concepteur d’une trilogie de jeux à succès qui représentent l’équivalent des 3 premiers Matrix, il souffre de troubles lui faisant confondre l’univers de ces jeux avec sa « réalité » (qui se révélera évidemment n’être qu’une simulation). Au-delà de cette scène assez amusante où il s’agit de se moquer de Warner Bros voulant produire un quatrième opus, ou du brain-storming caricatural qui constate avec tristesse la pauvreté des restes intellectuels de la licence, ce postulat de base permet surtout de déboussoler le spectateur : comme Neo, il se demande si les trois premiers films ont réellement eu lieu, ou s’ils sont le fruit de son imagination.

Éminemment séduisante et osée, cette alternative sera malheureusement abandonnée à mi-parcours, mais permettra de provoquer les scènes les plus intéressantes de Resurrections : celles où le film qui doit avoir lieu (c’est à dire le blockbuster d’action) est interrompu par un psychologue désireux de ramener Thomas Anderson à la réalité. Il y avait sans doute là un grand film à faire, sur la lutte incarnée du Matrix 4 attendu par le public face à la platitude du réel, affrontement plus psychologique que spectaculaire qui aurait tout autant déçu les spectateurs, mais aurait au moins bénéficié du mérite de la cohérence.

Posture d’auteur et auteur d’imposture

Parce qu’en y regardant bien, le film s’écroule partiellement dès qu’il abandonne cette idée pour rejouer le scénario des précédents opus. Dans une sorte de retour à la case départ, la lutte contre la simulation reprend au travers d’une version accélérée de la trilogie originale. Ce ne serait pas forcément un problème si Lana Wachowski ne cessait d’exprimer (à raison) l’infériorité de cette nouvelle itération par rapport à ses prédécesseurs. Neo et Trinity répètent qu’ils ne seront « pas à la hauteur », et Morpheus recopie une scène du premier film, mais cette fois-ci dans des toilettes (à la place du sommet d’un building), en explicitant lui-même la douloureuse comparaison. Dans une volonté de forcer un face-à-face qu’elle sait à son désavantage, la réalisatrice multiplie les flash-back dès qu’elle fait une référence. Ce procédé, qui tient de l’anti-fan-service (difficile de se sentir fier d’avoir repéré un clin d’œil, lorsque tous sont surlignés), illustre aussi l’écart entre les partis-pris esthétiques des anciens films et le style passe-partout de Resurrections.

Il y a effectivement là un étrange paradoxe à reproduire la même trame narrative qu’auparavant tout en affirmant qu’il n’est pas possible de faire aussi bien. A ce titre, les scènes d’affrontements sont volontairement oubliables, alors qu’elles faisaient l’intérêt de Reloaded et Revolution. Toujours dans cette démarche d’auto-flagellation, le film rejoue l’entrainement de kung-fu qui oppose Neo à Morpheus. Mais ici, en plus de la faiblesse des chorégraphies, le montage alterne avec un Neo convulsant et blessé, comme si la saga entière souffrait de cette réitération d’une consciente pauvreté.

Cependant, pointer du doigt l’échec ne le fait disparaitre, et cette incohérence dans le discours étonne autant qu’elle déçoit. Matrix Resurrections, c’est un peu cet élève brillant à qui on donnerait une problématique de philosophie, et qui au lieu d’y répondre, expliquerait pourquoi la dissertation est inutile tout en suivant pourtant scolairement les règles apprises en classe. S’il est impossible de refaire Matrix, alors pourquoi essayer ? Pourquoi ne pas choisir une tout autre direction ? Pour citer un autre exemple de faille dans le discours, on pourrait évoquer cette scène sur IO où Niobe demande à Neo d’écouter le silence du réel, par opposition au bruit de la matrice. Ce dialogue fait miroiter l’espoir d’un blockbuster plus calme et apaisé, s’opposant aux divertissements assourdissants d’Hollywood, mais la musique grandiloquente revient à peine 15 secondes plus tard, brisant l’intérêt du propos.

Balade entre les tombes

Resurrections est donc constamment piégé entre sa volonté de démarcation et le classicisme de sa forme. Dans sa réflexion, le film rappelle des blockbusters comme Jurassic World et Star Wars 8, qui ont tenté de penser leur propre existence, de critiquer leur mythologie, mais qui finissaient toujours par rentrer dans les clous. Aux États-Unis, seuls Lord et Miller ont réellement réussi à proposer des films aboutis qui alignaient les réflexions meta (La grande aventure Lego et les Jump Street en tête). En ce sens, leur départ du film Solo : A Star Wars story est particulièrement décevant, mais prouve peut-être l’impossibilité pour Hollywood de pousser à bout le discours réflexif dans une grosse production. Incapable de totalement infléchir la direction de son œuvre, Lana Wachowski ne peut qu’en constater l’échec.

L’illustration la plus réussie de cette idée réside dans la séquence du choix de la pilule. Sur ce qui ressemble à un théâtre abandonné, dans une sorte de mise en abime, la fameuse scène du premier film est projetée sur un écran (belle idée que ce flash-back matériellement présent dans le décor). Mais cette surface de projection est déchirée en son centre, là où se tient Neo. Oui, ce nouveau volet arrache une partie de l’âme de la saga, mais il existe désormais, coincé dans cette béance qu’il a lui-même créé, et il va falloir faire avec.

La tristesse de ce constat entraine une étonnante inertie qui se propage jusque dans les aspects les plus mémorables du film. On a déjà évoqué les combats, relativement ratés, mais les deux séquences marquantes sont ailleurs. La première est l’arrêt du temps par le Psychologue, revisite du bullet-time originel dans une forme anti-spectaculaire assumé, comme engourdie par le passé. A côté de ça, les corps qui se jettent des immeubles dans l’acte final rappellent la multiplicité des agents Smith de Reloaded et Revolution. Sauf qu’ici, il n’y a aucun affrontement, seulement une série de suicides dont Lana Wachowski pousse la morbidité jusqu’à nous montrer un individu avant le saut, quittant son lit sous les hurlements de sa compagne. Dans la série des procédés macabres, on compte aussi la résurrection des ennemis des précédents films, menés par le Mérovingien, mais cette fois vêtus comme des fantômes cadavériques. Ces figures d’antan sont mortes, vidées de leur substance, tout comme les méchants de No Way Home d’ailleurs, mais ici la profanation est affichée à l’image par celle qui les réanime. Le cynisme de Marvel est troqué contre une tristesse fataliste, plus visible pour le spectateur, et donc moins divertissante.

Ce n’est pas un échec, mais ça n’a (volontairement) pas marché

Exercice pas totalement abouti, Resurrections demeure d’une extrême richesse. Imparfait, déconcertant, inégal, le film paraît avoir déjà pensé tous ses défauts, nous prévenant avant qu’on ne les lui reproche qu’il est déjà au courant. A ce titre, ce n’est pas le plaisir du visionnage qui est coupable, comme disait Yan, mais le film lui-même. En revanche, et là on ne pourra que lui donner raison, il ne reste effectivement plus grand-chose d’authentique dans cette œuvre qui n’est là que pour se demander pourquoi elle existe. Au moins a-t-elle le mérite de (bien) poser la question.

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