Cinéma

The Father – Voir les feuilles tomber

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« Bouleversant » est un bien grand mot, qu’on utilise à tort et à travers et qui perd à chaque fois un peu plus de sa substance. Il y a derrière ce mot l’idée d’une prise de conscience, d’un basculement dans sa perception des choses. Après bouleversement, les choses ne sont plus tout à fait les mêmes. La grande force de The Father est de bouleverser le regard-même, d’opérer  le basculement dans le point de vue de sorte qu’autre chose soit donner à voir.  Florian Zeller choisit de raconter le vrai plutôt que le réel. Toutes ces images ne sont pas à proprement parler réelles, la réalité est autre part, elle n’est pas dite ici ; en revanche, elles sont vraies : elles existent dans la tête d’un homme, d’un vieil homme qui s’éteint doucement et pour qui le soleil tombe.

The Father est l’adaptation au cinéma par Florian Zeller de sa propre pièce, Le Père, qui met en scène les derniers moments de lucidité d’un vieil homme qui perd peu à peu ses repères à mesure qu’il sombre dans la sénilité. On aurait pu craindre le déroulé habituel du film sur la fin de vie, mais Zeller effectue un pas de côté salutaire : tout est ici perçu du point de vue du malade, et non de ceux qui le regardent tomber. Anthony – renommé pour l’occasion par le cinéaste afin de répondre à l’acteur qui l’interprète – vit dans un monde presque à part, un appartement comme isolé, dont on ne sait vraiment à qui il appartient. Spectateurs coincés dans cet appartement, nous ne regardons pas ce vieil homme tomber, nous tombons avec lui.

La grande idée du récit est donc d’épouser le regard du vieil homme, de s’abîmer avec lui dans le trouble. Zeller ne saisit pas le réel mais l’espace mental de son personnage, où le temps ne s’écoule plus, ou différemment, les confusions deviennent vérités, les perceptions évasives reviennent en ronde. Le film joue notamment de la répétition : des situations, des paroles, de la musique. Répétition, en particulier, des airs d’opéra, qui reviennent sans cesse à divers moments clés, évoquent des scènes préalables ou à venir, tournent comme un disque jusqu’à s’enrayer. Arias auxquelles s’ajoutent la musique originale de Ludovico Einaudi, discrète mais qui vient très élégamment souligner les instants de tension ou de bascule. Les signes sont fins et particulièrement émouvants, à l’image de cette montre qu’Anthony veut désespérément garder à son poignet. Dernier repère, dernier rempart, il la perd toujours un peu plus à mesure qu’il la cherche, comme le temps s’évanouit et la réalité s’estompe.

La mise en scène, jugée par certains trop plate ou désincarnée, est au contraire bien plus subtile et retorse qu’il n’y paraît, faisant la part belle aux couleurs, aux décors et costumes, à tous ces détails parfois occultés, ici primordiaux. Le risque était à l’évidence de retomber dans le théâtre filmé, de ne pas savoir faire valoir l’image, le son, le montage, et non simplement le récit, pour rendre l’état d’esprit du personnage. Il eut été par ailleurs facile de tomber dans l’excès inverse et la surcharge d’effets, le trop-plein sur-signifiant et lourdingue. Florian Zeller esquive ici tous les faux-pas, et s’engage avec finesse en terre de faux-semblants. Des rideaux, des couloirs, des formes se répondent, des scènes correspondent ainsi que dans l’esprit du personnage où les jours se confondent, les paroles palissent et les couleurs perdent sens. Les choix encore de couper ou de ne pas couper, les mouvements lents de la caméra, les champs sans contre-champs, autant de façons de dire le trouble, l’enfermement, la détresse. The Father est un travail d’orfèvre, dont la grande force est d’apparaître simple pour aller se complexifiant, de se révéler au fil des images, comme un trouble sous-jacent et qui vient se répandre. Structure mimétique, style éminemment raffiné, le tout sert d’écrin à la véritable splendeur du film : ses interprètes.

On dirait l’ouvrage comme entièrement dédié à ses acteurs, qui portent haut l’émotion et le trouble. Olivia Colman d’abord, qu’on ne saurait oublier, est d’une justesse désarmante. Douce et désemparée, elle est cette fille qui ne peut plus rien pour son « petit papa », qui croyait sa tendresse infatigable mais dont l’impuissance est consommée. L’interprète donne à son personnage cet air à la fois triste et tendre, qu’on retrouve chez les résignés chagrins, et sait rendre parfaitement tous les atermoiements, toutes les afflictions. Et puis, bien sûr, Anthony Hopkins. Ses gestes, son visage, son regard. Comme touché par la grâce, il joue perpétuellement des entre-deux, s’épanouit dans l’écart entre le robuste et le faillible, le vieil homme et l’enfant. Son œil qui palpite et sa main qui tremble, les fêlures de sa voix,  on ne saurait exprimer toute la finesse de cet immense acteur, qui se livre ici comme nulle part il ne put le faire, et comme rarement d’autres le firent. The Father, plus que tout autre chose, est comme une litanie à la mémoire de cette force de cinéma, ce grand talent dont le regard transperce et les larmes terrassent. Ne serait-ce que pour cet émouvant geste d’acteur, cet au revoir à demi-mots, le film mérite toute l’attention qu’on lui a accordée, et bien plus encore. 

Tout ceci nous amène doucement vers la fin, de l’article et du film. Nous ne l’évoquerons pas explicitement ici, sinon pour dire qu’elle est source d’une très grande émotion. Il y a, d’évidence, le jeu d’Anthony Hopkins, ses larmes, ses tremblements, qui ne sauraient laisser personne indifférent. Et puis ce dialogue, dont on ne dévoilera pas la teneur, mais qui saisit parfaitement à la fois la grande tristesse et l’apaisement qu’il y a à se rapprocher de la fin. Car finalement, The Father se clôt sur un amer constat : l’apaisement, s’il advient, provient du peu de chaleur humaine qu’on arrive à glaner, et c’est hélas le mieux que l’on puisse espérer. Du reste, profiter du soleil tant qu’il y en a, et, quand la lumière tombe, attendre doucement la nuit qui vient, promener au parc et regarder les arbres, voir les feuilles tomber.

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Luca Mongai
Rédacteur en chef de la Cinémat'HEC pour l'année 2021-2022.

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