Cinéma

Mort à Venise, Luchino Visconti (1971), Une fascination mortelle

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« Nous ne pouvons suivre le chemin de la beauté sans qu’Eros se joigne à nous. » – Thomas Mann, Mort à Venise (1912)

Accaparé par mon emploi saisonnier en ce triste été 2022, je n’ai évidemment pas l’occasion de beaucoup voyager pendant ces vacances. Heureusement, s’il y a bien un moyen unique et efficace de partir loin tout en restant chez soi, c’est le cinéma. Alors, où dois-je aller, dans quelle contrée insoupçonnée, dans quel pays, dans quelle ville ? Eh bien là où me dicte mon cœur, suffisamment loin de la torpeur de ma campagne, loin de la fatuité de mon employeur, là où je puisse me trouver une nouvelle jeunesse, pleine de pureté, d’innocence et d’amour. Venise peut-être ? Demandons à Luchino Visconti s’il peut nous donner un billet d’avion pas trop cher sous format Blu-ray si possible.

Venise, ville de petites ruelles et des canaux à n’en plus finir, réunit tous les ans des milliers de couples. Pour cause, quoi de plus romantique que sa lagune, aux îlots innombrables, et son Palais des Doges ? Mais, à l’inverse, quoi de plus mélancolique que cet endroit pour un esprit seul qui viendrait chercher un peu de repos et d’inspiration ? C’est tout le propos du film. Dans un palace cossu devant la plage du Lido, un compositeur fatigué et malade, Gustav von Aschenbach, joué par l’excellentissime Dirk Bogarde, s’installe pendant quelques jours dans une solitude volontaire. Le teint blafard, pongé dans une rêverie quotidienne, Gustav repense à sa jeunesse, à ses amours déchus, à la fatalité de la vieillesse. Mais surtout, une question le tourmente plus que tout, celle de la beauté. A dire vrai, il est tellement obsédé par elle qu’un personnage imaginaire est inventé par Visconti pour mettre en scène le débat permanent autour de ce sujet qui habite son esprit.

Evidemment, même si le long-métrage est une adaptation de la nouvelle de Thomas Mann, Visconti a sans doute aussi puisé dans la biographie de Gustav Mahler lui-même. Le film se situe à la même époque, tout début du XXème siècle, et la Cinquième symphonie du compositeur romantique a été choisie comme bande originale du film. A en croire sa page Wikipédia, Gustav Mahler semblait également pâtir d’un perfectionnisme exagéré voire obsessionnel, que ce fût dans ses compositions ou même dans ses relations sociales. On comprend donc que, loin d’être un biopic, le film italien s’inspire beaucoup de ce chef d’orchestre autrichien.

Mais la trame de l’histoire se situe surtout dans la relation ambigüe de Gustav avec le jeune adolescent polonais Tadzio, joué par Björn Andrésen. Rassurez-vous, aucun acte pédophile à l’horizon, il s’agit en fait d’un fantasme du compositeur. Tadzio semble incarner pour lui l’idéal de la beauté à laquelle il essaye désespérément de donner expression dans ses créations.

Hélas, Gustav est son exact opposé : il est un musicien vieillissant. Il cherche vainement à corriger ses traits par le moyen de palliatifs divers. Il veut se persuader que la beauté de son art ne réside ni dans ses sens ni même dans ses sentiments – de plus en plus en absents – mais dans l’art lui-même, dénué de tout message, se résumant à ses techniques et ses méthodes. Mais à mesure que Gustav vieillit, à mesure qu’il s’éprend de Tadzio, son art décline, sa musique ne sonne plus, et sa folle fascination pour le beau le tue. Certains me diront que semble incarner pour lui l’idéal de la beauté à laquelle il essaye désespérément de donner expression dans ses créations. Certains me diront que c’est à cause du choléra qui sévit dans la ville à cette époque. Chacun son interprétation pour le coup.

Thomas Mann dira plus tard : « l’histoire est essentiellement une histoire de mort, mort, considérée comme une force de séduction et d’immortalité, une histoire sur le désir de la mort. Cependant le problème qui m’intéresse surtout était celui de l’ambiguïté de l’artiste, la tragédie de la maîtrise de son Art. La passion comme désordre et dégradation est le vrai sujet de cette fiction ».

Bref, Visconti dans son tout génie. Un classique des classiques. Des plans à couper le souffle. Je retiendrai la scène finale sur la page du Lido, sur la Cinquième symphonie de Mahler qui m’a littéralement pris aux tripes : un panorama saisissant sur une mer étincelante où Tadzio, filmé de dos, court contre l’écume des vagues. En parlant de l’obsession du beau, Visconti nous l’a offert, et je le remercie infiniment.

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