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Tar – L’absence des Porcs

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Parmi les films estampillés MeToo qui se multiplient ces dernières années, Tár est peut-être l’un des premiers à se refuser d’envisager le mouvement comme une banque d’images prêtes-à-filmer. Les habituels producteurs libidineux y sont ainsi remplacés par une cheffe d’orchestre élégante, la musique classique se substitue aux grandes industries médiatiques, et la sexualité est totalement évacuée : l’érotisme ne dépasse jamais le stade d’un baiser consenti, doucement mélancolique, partagé par les membres d’un couple séparé. Cette prise de distance vis-à-vis des représentations rabâchées ne doit pas se comprendre comme un désir narcissique d’originalité ; se débarrasser des hommes et des viols ne sert pas à inverser bêtement les rôles (Lydia Tár étant lesbienne, les victimes restent des femmes devenues malgré elles objets de désir) mais plutôt à nettoyer le récit de tout un imaginaire prémâché, à éliminer du premier-plan ce qui peut l’être sans perdre de vue la nature profonde du sujet.  

La critique encense "Tár", un film sur la musique classique aux étonnants  accents juifs - The Times of Israël

Dépasser le sexe pour analyser le structurel, voilà qui semble être le mot d’ordre de Tár, cette ligne ne se manifestant jamais aussi clairement que lors de la rencontre entre la cheffe d’orchestre et sa nouvelle proie, à l’intérieur des toilettes de l’opéra. Juste avant une audition, la jeune femme venue candidater s’enferme dans une cabine et s’assoit sur la cuvette. Lydia se baisse alors pour regarder sous la porte, dans ce qui s’apparente d’abord à un voyeurisme de mauvais goût. Cet élan graveleux, étonnant de la part d’une femme aussi soignée, prend son sens une minute plus tard lorsqu’il s’avère que la planche de bois censée garantir l’anonymat des postulants à l’orchestre s’interrompt quelques centimètres au-dessus du sol, suffisamment haut pour permettre aux membres du jury d’apercevoir leurs chaussures. Ce qui ressemblait à une pulsion de désir incontrôlée était en fait l’exploitation d’une faille dans le système. La persistance des exactions de Lydia, aussi lubriques soient-elles, n’est rendue possible que par d’implacables calculs stratégiques. Alors que les deux premières scènes illustrent une conférence et un cours où Tár s’exprime longuement face à un auditoire qui lui est naturellement assujetti, le reste du film poursuit de manière plus subtile cette configuration hiérarchique. Cate Blanchett vampirise chaque séquence, et fait de chaque discussion la continuation d’une partie d’échec où elle déplace ses pions métaphoriquement (à coup de promotions et de séparations) et littéralement (le musicien qu’elle envoie en coulisse pour étouffer son jeu, sa nouvelle protégée qu’elle place au premier rang le temps d’un morceau).

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L’austérité des environnements et les références artistiques qui foisonnent au sein de dialogues-fleuves conceptuels participent à la déréalisation de ce milieu culturel. Pour Todd Fields, la suprématie de Tár n’est rendue possible que par son émancipation de toute contingence matérielle : même la menace qui pèse sur elle, à savoir une accusation de la part d’une ancienne victime, est exclusivement contenue dans une suite de mails qu’un simple clic suffirait à supprimer. Sa chute se manifeste donc par une succession d’interférences avec le monde extérieur. Lorsqu’elle se retrouve forcée d’aider sa voisine de pallier, le contact avec son corps malade la dégoûte jusqu’à la forcer à jeter son costume pourtant hors de prix ; et lorsque la famille de ladite voisine vient vendre son appartement, elle reproche à la musicienne de « faire trop de bruit » durant ses répétitions, relativisant un talent vanté sans réserve jusqu’alors. De même, le repas en compagnie de la nouvelle conquête féminine de Tár, Olga, supposément solennel puisqu’organisé au sein du restaurant traditionnel de l’orchestre, est miné par la culture alternative de la nouvelle arrivante. Dans un jeu de double-standard qui fait s’entrechoquer consommation de musique sur YouTube et puissance symbolique de la culture classique, le diner tend progressivement vers le naufrage à mesure que les références à la technologie creusent un écart générationnel douloureux. Le malaise causé par ce décalage, plutôt que d’accabler Olga et le manque de connaissance de sa génération, est tout entier tourné vers Lydia : la fulgurante ascension de sa protégée est d’autant plus indéfendable que son seul atout réside dans le charme de sa jeunesse. De fait, ce n’est pas le côté spectaculaire et répugnant des viols qui intéresse Todd Fields dans MeToo, mais la médiocrité de ces figures érudites et talentueuses qui s’avilissent pitoyablement sous la force de leurs désirs pour de banales gamines.

Universal Pictures France

Malheureusement, cette construction basée sur le parasitage de l’univers culturel par le monde extérieur est doublée d’une autre opposition, plus discutable, entre littéral et symbolique. Alors que l’observation du milieu musical par le cinéaste tient d’une étude quasi-sociologique des mécanismes de pouvoir, la culpabilité de Tár amène tout un assortiment d’éléments sur-signifiants –un métronome qui se relance chaque nuit, un chien errant dans une ruelle insalubre– qui trouvent leur aboutissement dans le voyage final, sorte d’ultime rédemption qui termine d’acter l’audace du projet (combien de réalisateurs auraient osé offrir aux bourreaux de MeToo une fin aussi empathique ?) tout en exacerbant ses limites. D’abondants signaux viennent ainsi expliciter la dimension psychologique de cet exil, comme la crise de vomissements provoquée par une maison de passe, ou bien les cosplays surréalistes du dernier concert. La précarité folklorique des lieux dans lesquels évolue désormais la musicienne, autant que le silence accablé qui remplace les interminables discussions sur l’art, appuient lourdement une dualité peinte à gros traits (les intérieurs design laissent place à des murs craquelés et à une végétation luxuriante). D’autant plus que cette rupture de ton artificielle contredit ce qui intéressait visiblement Todd Fields depuis le départ : la lutte entre la sobriété hypocrite d’un monde culturel gangrené et la vitalité sincère d’un extérieur salissant parce que réel. En choisissant de faire des Philippines le terrain fantasmé d’une initiation allégorique, il produit l’exact opposé de ce qu’il cherchait en mettant une artiste raffinée à la place de l’habituel producteur lubrique : se délester des images simplistes et rebattues pour atteindre l’essence de son sujet.

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