Cinéma

Les passagers de la nuit – Et si tu n’existais pas

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C’est dans l’intimité d’une minuscule salle de cinéma à Lyon que j’ai rencontré Elizabeth, Matthias, Judith et Talulah. Le temps d’une séance j’ai partagé la vie de cette famille. Rien d’extraordinaire ni de spectaculaire. Un moment simple, tendre et délicat. Comme ce film. Et une promenade dans un quartier de Paris que je connais par cœur. L’aurais-je autant apprécié sinon ?

Le cadre est somme toute assez banal, voire cliché. Nous sommes dans les années 80. Elisabeth, célibataire depuis peu, mère de deux enfants, est confrontée au vide financier et psychologique qu’a laissé le départ de son mari. Sa fille, Judith, est l’archétype des jeunes femmes émancipées et militantes, tandis que son fils, Matthias, campe le personnage du lycéen poète, incompris et objet des premiers émois amoureux de son âge.

Mais ne nous y trompons pas. Ce n’est pas un film de plus sur les difficultés de la vie, ni un documentaire sur la société des années 80. Ce qui fait son intérêt, ce n’est pas le cadre historique ni l’évolution individuelle des personnages. Ce qui fait son intérêt c’est la façon dont leurs récits et leurs sensibilités interagissent, se croisent et s’entremêlent.

Souvent je repense à ces moments qu’on a passés ensemble. C’est comme des cadeaux.

C’est Elisabeth, perdue, insomniaque, qui trouve un réconfort salutaire dans une émission de radio nocturne enregistrée de l’autre côté de la Seine, où des hommes et des femmes, seuls comme elle, livrent quelques fragments de leur intimité aux passagers de la nuit. Charlotte Gainsbourg prête avec une grande sincérité sa douceur et sa fragilité à ce personnage de femme en reconstruction. C’est dans cette émission qu’elle va décrocher un poste de standardiste aux côtés de Vanda Dorval, l’animatrice, touchée par sa sensibilité.

C’est la rencontre avec Talulah, invitée à la radio, adolescente de 18 ans, toxico qui va de squat en squat. Noée Abita, dont la voix enfantine dissone avec le quotidien déconstruit de son personnage, est très juste dans le rôle. Emue par cette adolescente désœuvrée, Elizabeth lui offre de l’accueillir chez elle. D’une tendresse infinie, elle la prend sous son aile, encouragée par ses enfants qui, chacun à leur manière, lui tendent la main. Et à elle de leur rendre, à chacun individuellement et à sa manière, par son audace, sa franchise et sa chaleur.  

C’est la façon dont les quatre protagonistes se rejoignent et se réconfortent des blessures que laisse à chacun l’hostilité du quotidien. Elizabeth se débat avec la solitude et la mélancolie, Matthias trébuche dans ses premiers émois amoureux, Talulah bataille avec ses habitudes de toxico ; mais tous se retrouvent finalement dans le cadre réconfortant et aimant de la cellule familiale, particulièrement manifeste dans une scène chargée d’émotion où, sur un vinyle de Joe Dassin, Elizabeth et ses deux enfants dansent joue contre joue et ouvrent le cercle à Talulah.

Simplement nous étions là, il y avait quelque chose de chaud, d’éternel.

Mikhaël Hers déploie son film à une époque qui, dit-il, l’attire comme un aimant. Le 10 mai 1981 sanctionne la victoire de la gauche et fait naître dans les cœurs l’espoir d’une société humaniste portée par un sentiment collectif de solidarité. Si le film s’ouvre sur des images d’archives de l’évènement, Mikhaël Hers ne s’adonne pas pour autant à une description des années Mitterrand. Il plonge simplement ses personnages dans le décor rétro d’années 80 fantasmées.

Fantasmées d’abord dans leur esthétique : à la manière de Wim Wenders ou de Kubrick, il s’arme de sa caméra Bolex 16mm et nous promène dans un XVe arrondissement vintage, une cigarette à la main comme dans les films de Sautet, et nous invite à traverser le pont de Grenelle pour rejoindre cet appartement du quartier de Beaugrenelle, dont les baies vitrées s’ouvrent sur la maison de la Radio et la tour Nikko, symbole des années 70.

Fantasmées aussi dans leur dynamique : à la fois la vie est plus lente et plus libre, on prend le temps de se regarder, de s’écouter, et en même temps il y a cette frénésie chez les jeunes qui arpentent les lieux de création, comme ce cinéma où se jouent Les Nuits de la pleine lune de Rohmer, dans lequel les trois adolescents s’introduisent par la porte de derrière.

Fantasmées enfin dans leur atmosphère : dans la bienveillance générale d’une société optimiste mue par des élans de générosité et de fraternité, on partage, on chante Cambodia de Kim Wilde à la fenêtre. Les sensibilités se rencontrent et se mêlent avec la douceur du regard d’Elisabeth.

Finalement, dans ce décor esthétisant, les personnages passent, se croisent, échangent, partagent, s’épaulent. Il y a la trace qu’ils laissent chez l’autre et celle que l’autre imprime en eux. Il y a ce qu’ils acceptent d’offrir à l’autre, une partie d’eux-mêmes qu’ils leur confient, une partie de leur intimité qu’ils mettent à nu. Et il y a ce que l’autre nourrit en eux, ce qui influencera plus tard un geste ou une parole et peut-être même une décision, une manière de se voir, de vivre. Chacun est un passager, de la nuit, du jour, et existera dans la mémoire consciente ou inconsciente de ceux à qui il s’est ouvert.

Il y aura ce que nous avons été pour les autres. Des bribes, des fragments de nous que parfois ils crurent entrevoir. Il y aura ces rêves de nous qu’ils nourrirent. Et nous n’étions jamais les mêmes. Nous étions chaque fois ces inconnus magnifiques, ces passagers de la nuit qu’ils inventaient telles des ombres fragiles dans de vieux miroirs oubliés au fond des chambres.

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