Cinéma

Oldboy – Une quête désespérée

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Ne ferions-nous pas mieux de nous complaire dans l’ignorance ?

Le 21 novembre 2003, Park-Chan Wook dévoile au monde ce qui reste à ce jour une de ses plus belles créations : Oldboy. Ce thriller néo-noir coréen adapté d’un manga japonais paru en 1997 est le deuxième volet de la trilogie de la vengeance, un triptyque de films connectés par la thématique mais scénaristiquement indépendants1.
Le film étant plus vieux que la majorité sexuelle à Chypre, et la force de ce long-métrage résidant principalement dans la force des messages de fin, cette critique contiendra évidemment moult spoilers.
Nous vous invitons donc, si ce n’est pas déjà fait, à le visionner de ce pas avant de poursuivre la lecture de cet article. Sauf si vous souhaitez le lire quand même, alors personne ne peut vous en empêcher car tous « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »2. Et ça nous fait plaisir en plus.

15 ans perdus… sans explication

Une soirée de 1988, le businessman Oh Dae-Su disparaît subitement de la voie publique le jour des 4 ans de sa fille. Il se retrouvera alors enfermé dans une petite chambre d’hôtel, sans qu’on daigne lui donner le motif de cette incarcération. Il découvrira notamment à la télévision que sa femme a été assassinée et qu’il est à présent un fugitif recherché pour son meurtre.

A la manière d’Andy Dufresne dans The Shawshank Redemption, Oh Dae-Su tente de s’échapper en creusant progressivement un tunnel dans le mur. Alors que Dae-Su avait presque atteint la sortie, son geôlier manifestera sa domination totale sur ce pauvre homme en le relâchant lui-même et en l’abandonnant au milieu de nulle part, après 15 ans.

Toujours aussi confus et en quête de vengeance, Dae-Su se lance alors dans un périple pour comprendre pourquoi il a été emprisonné tout ce temps, ayant renoncé à retrouver sa fille adoptée par une famille après le meurtre de son épouse.

L’heure de la vengeance ?

Le parcours de notre protagoniste sera monitoré en tout temps. Alors qu’il pense agir de son propre chef, son bourreau contrôle la moindre de ses actions tel un marionnettiste sadique. Une série d’indices minutieusement disséminés, pour donner l’illusion du libre-arbitre à cet homme d’affaires reconverti en pseudo-détective et qui cherche à se faire justice, amènera Dae-Su à commettre l’irréparable, tombant dans le piège de son ennemi inconnu.

Une succession d’événements inscrits au cœur d’un scénario parfaitement ficelé tient le spectateur en haleine avec une cinématographie de grande qualité. Le personnage est alors en pleine reconstruction mentale après le traumatisme de son enfermement, et adopte des comportements toujours plus choquants pour l’audience : il ingère des poulpes vivants non découpés dans un restaurant3, puis rentre avec la jeune serveuse (Mi-Do) dans son appartement où il essaiera de copuler avec elle… alors qu’elle est en train de déféquer. Trouvant un soutien psychologique solide en la personne de Mi-Do, Dae-Su parvient à retrouver la prison privée au sein de laquelle il était séquestré et torture son propriétaire pour le faire parler. Park Chan-Wook nous régalera alors du mythique plan séquence d’action au cours duquel le héros se bat violemment contre tous les gardes de la prison, avec un mouvement de caméra lent et uniforme, avançant à chaque ennemi neutralisé.

Le visage de l’antagoniste nous est alors révélé après moins d’une heure de film. Il s’agit d’un très riche homme d’affaires (encore un !) que Dae-Su ne reconnaît pas. D’aucuns diront que l’affrontement des deux businessmen est une référence puissante à la création du Parti Uri suite à la scission de quelques députés fidèles à Roh Moo-Hyun du Parti Démocratique du Millénaire, en Corée du Sud. Mais non, ça n’a sans doute rien à voir.

Toujours autant amusé par la situation, le dénommé Woon-Ji pose un ultimatum à Dae-Su : 5 jours pour trouver la réponse à la grande question du film. Pourquoi a-t-il été emprisonné ?
S’il réussit, Woon-Ji se donnera la mort. S’il échoue, ce sera Mi-Do qui périra.

Perdu mais déterminé à découvrir la vérité, Dae-Su couche avec Mi-Do, tombée amoureuse de lui, puis apprend la vérité de la bouche de son meilleur ami d’enfance, peu avant que celui-ci ne soit tabassé à mort par Woon-Ji.

Une histoire de mémoire

  • Il avait oublié.

Dans ce film où les personnages jouent constamment avec l’échange d’informations et la recherche de vérité, la mémoire est au cœur du scénario. La révélation du meilleur ami fait l’effet d’une bombe chez Dae-Su. Il ne se souvenait pourtant pas avoir lancé une telle rumeur : Woon-Ji aurait eu des relations incestueuses avec sa sœur, causant sa grossesse. Et c’est cette rumeur qui a poussé cette dernière à mettre fin à ses jours.
Voilà donc la raison pour laquelle ce frère aimant s’est vengé, emprisonnant le héros pendant 15 longues années.

  • Puis il se souvint.

Ils étaient dans son lycée. Dae-Su était attiré par cette jolie fille studieuse du nom de Soo-Ah, au point de la suivre partout. Quand soudain, il la vit par une fente se laisser séduire par son propre frère qui la photographiait, puis avoir des rapports sexuels avec lui.
Déçu et le cœur brisé, il commit cette petite erreur, erreur banale à l’échelle du lycéen moyen mais aux conséquences ténébreuses : il en parla à son meilleur ami.
Cela eut l’effet d’une bombe. Tout le monde entendit parler de cette coureuse de remparts engrossée par son propre frère, ce qui poussa la principale concernée à croire à cette grossesse fictive, et à se laisser tomber du haut d’un pont malgré la tentative de Woo-Jin de la retenir dans une scène déchirante où elle saisira son appareil photo pour prendre un ultime cliché de sa personne : « Ne m’oublie pas. »
Dans ce film où les réponses sont dans les photos, chaque plan est un tableau.

Le spectateur en viendrait presque à être pris d’empathie pour cet homme qui aimait tant sa sœur et qui a tant torturé notre protagoniste. Le portrait dressé de chacun des personnages, ayant chacun leur part d’obscurité, interroge le public sur de nombreux points. Il est aisé d’être mis mal à l’aise par la scène d’inceste fraternelle tout en étant paradoxalement ému par la douceur et la candeur que nous inspire Soo-Ah.
Doit-on pardonner notre personnage principal d’avoir lancé cette rumeur meurtrière ? Peut-on le condamner pour autant ? Est-ce si mal d’aimer ? Peut-on se faire justice soi-même ?

 

  • Comment a-t-il pu oublier ?

Hypnotisé, manipulé, esclavagisé en prison, Dae-Su croit d’abord avoir été à nouveau victime de Woon-Ji, qui aurait effacé sa mémoire. Mais c’est là que le “méchant” assène un nouveau coup de massue à notre héros : il n’a pas touché à ses souvenirs. Si Dae-Su ne se souvenait pas de lui, c’est uniquement car il ne s’est pas plus intéressé à lui que cela. Et c’est aussi cette négligence que Woon-Ji a sévèrement sanctionné, en lui volant ces 15 années en prison.
Ou alors… est-ce vraiment là la réelle punition qu’il souhaitait lui infliger ?

La vérité éclate

Ramassez donc vos mâchoires : elles touchent le sol. Vous venez d’atteindre le clou du spectacle, l’apogée du cinéma moderne, et sans doute l’un des plus grands plot twists du 21ème siècle.
Car non. Cela aurait été trop facile. Comme le lui explique Woon-Ji, Dae-Su s’est trompé sur toute la ligne. Il ne s’est jamais posé la bonne question. Lui qui souhaitait comprendre pourquoi il avait été enfermé ne s’est jamais demandé pourquoi il avait été relâché, et ce après 15 ans.

L’ultime révélation se fit comme dans Se7en (1995), reprenant un des tropes cinématographiques les plus efficaces des thrillers modernes : la boîte de Pandore. Celle-ci, une fois ouverte, apporte une information qui ne pourra plus jamais être ignorée et c’est bien souvent l’antagoniste qui la présente au héros4. Ainsi, Dae-Su eut la mauvaise surprise de découvrir un album photo retraçant l’enfance de sa fille biologique, qui n’est autre que… Mi-Do.

Le monde de Dae-Su s’effondre pendant que Woon-Ji savoure en lui contant comment il a tout orchestré depuis toutes ces années. Avant qu’il ne donne l’ordre de transmettre l’information à Mi-Do, Dae-Su se coupe la langue en le suppliant de ne pas divulguer à cette pauvre fille dont il est tombé amoureux qu’elle a copulé… avec son propre père.
Le geôlier avait incarcéré cet homme parce qu’il “parlait trop” selon Woon-Ji, le voilà qui ne pourra plus parler de sa vie.
Sans perdre son sourire narquois, conscient de sa victoire totale, Woon-Ji accepte cette dernière volonté, repense à sa sœur qu’il aimait tant, et respecte alors sa part du contrat en se tirant une balle dans la tête.

L’imbécile heureux

Tant de décès par homicides ou suicides sont représentés au cours de ces 2 heures de film. La mort atteint un aspect presque banalisé aux yeux du spectateur qui ne s’en étonne plus, alors qu’il reste à l’inverse très sensible aux nombreuses scènes graphiques manifestant chez les personnages une souffrance (physique ou mentale), telles que l’arrachage des dents de Dae-Su ou la découverte de la vérité sur Mi-Do.
Dans Oldboy, la mort apparaît donc non pas comme un destin funeste, mais comme une libération, une solution pour tous ces personnages en profond désespoir, leur permettant de sortir d’une situation autrement sans issue.

Ils n’y accéderont cependant pas tous, à l’instar du héros qui ne cessera de souffrir jusqu’à la fin du film. Il tentera même une ultime séance d’hypnose afin d’oublier ce qu’il a appris et de pouvoir vivre heureux dans l’ignorance avec la femme qu’il aime.
La scène finale nous montre cette fille enlaçant son père sous la neige, en silence après qu’elle a réaffirmé ses sentiments pour lui. La caméra tourne alors lentement, et accompagnées par une bande sonore originale gracieuse et nostalgique5, les dernières secondes du film se focalisent sur le visage en décomposition de Dae-Su, nous faisant comprendre… qu’il n’a pas pu oublier.

Condamné à un malheur et une solitude éternels parce qu’il en savait trop. Oldboy nous apprend que nous ferions parfois peut-être mieux de nous satisfaire de l’ignorance.
Après tout, on nous répète souvent que le bonheur est relatif.
Le vrai bonheur est celui de l’imbécile heureux.

  1. Sympathy for Mr. Vengeance (2002) et Lady Vengeance (2004) sont les deux autres films constituant cette trilogie.
  2. « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », Art. 1er
  3. Alors qu’il est végétarien, l’acteur Choi Min-Sik a réellement consommé 4 poulpes vivants pour le tournage de cette scène. Marque du dévouement des grands acteurs !
  4. Ce serait potentiellement une référence à la politique du rayon de soleil. Mais en considérant donc que la Corée du Nord représente les gentils de l’histoire. En réalité, non. Toujours rien à voir.
  5. “The Last Waltz” – Jo Yeong-Wook. De rien.

9.5

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