Cinéma

Kaïro — Apocalypse solitaire

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L’isolement a toujours été un des grands outils du cinéma d’horreur, le personnage seul étant évidemment plus vulnérable aux monstres et aux meurtriers, mais rarement aura-t-on vu cet isolement employé comme vecteur de peur en tant que tel. La grande idée de Kaïro, c’est de réinvestir la solitude dans ce qu’elle a d’intrinsèquement effrayant. Par l’intermédiaire d’un mystérieux site internet où sont diffusées des vidéos de fantômes, les personnages du film sont confrontés à l’éternité d’une solitude qui se poursuivrait après leur mort, les mettant dans un état de profond malaise qui s’achève sur leur suicide.

Ce scénario aux accents pseudo-philosophiques aurait pu aboutir à une réflexion pompeuse sur l’existence, or s’il faut bien avouer que certains dialogues se révèlent assez lourds, Kaïro évite la sur-intellectualisation en se faisant pur film de mise en scène, la solitude n’étant pas tant dans les discussions que dans leur absence. Tokyo est représentée comme une gigantesque usine désaffectée, à la fois technologiquement moderne pour l’époque et pourtant déjà usée par le temps. Les décors crasseux sont baignés d’une lumière jaunâtre qui laisse la moitié du cadre dans l’ombre, isolant les personnages dans le plan, filmés exactement de la même manière que les spectres qu’ils craignent.

A plusieurs reprises, Kaïro embrasse les codes de l’horreur traditionnelle, avec ce que cela implique de silhouettes mystérieuses en arrière-plan ou d’esprit terrifiant qui s’approchent dangereusement de la caméra, mais sa plus grande force réside dans l’absence de répit qu’il laisse au spectateur. Si le film n’utilise ni jump-scares ni effets spéciaux voyants, c’est qu’il se contente d’une inquiétante étrangeté qui dépasse largement le cadre des séquences paranormales. La solitude est partout, et l’impossibilité d’un échange rassurant finit par devenir plus oppressante encore que n’importe quel spectre malveillant. Travaillés par la conscience de leur mort future et leurs pensées suicidaires, les protagonistes de Kaïro ne savent plus créer de lien, et leur désespoir se propage dans la lenteur du rythme ou la crasse des décors, donnant le sentiment d’un univers où il n’y aurait déjà plus rien à sauver.

Dans un système de narration qu’on pourrait littéralement qualifier de cauchemardesque, le film glisse lentement vers une fin du monde sans fioriture, qu’on ne remarque qu’une fois qu’elle a eu lieu. « Où sont passés tous les gens ? » demande naïvement un personnage lors d’une sublime fuite nocturne en métro, et le spectateur sera amené à se poser les mêmes questions en observant Tokyo vidée de toute sa vie. L’isolement de Kaïro est tel que l’humanité tout entière y disparaît sans que l’on semble s’en inquiéter, comme si tous vivaient tellement déconnectés les uns des autres qu’ils ne se rendaient pas compte de la catastrophe en cours. A peine aura-t-on le droit à un journal télévisé annonçant en arrière-plan une série de disparitions successives.

Cette logique cauchemardesque trouve aussi sa pleine intensité dans les trouvailles visuelles. De tous les suicides qui traversent le film, seuls deux sont montrés de manière particulièrement frontale à l’écran. Les corps sont ensuite rapidement remplacés par une marque noire, facilement reconnaissable, qui évoquera la mort tout le long du récit. De même, la Salle Interdite où se dérouleront les scènes les plus terrifiantes de Kaïro est fermée à l’aide d’un scotch rouge sang, et c’est la répétition de l’usage de scotch, qu’il soit déchiré pour ouvrir la porte ou déplié pour la bloquer, qui suffira à faire ressurgir des images d’horreur dans la mémoire du spectateur. Dans une maitrise virtuose du traumatisme, Kioshy Kurosawa construit une grammaire horrifique dans sa première partie qui permet ensuite à Kaïro d’être de plus en plus effrayant tout en montrant de moins en moins les causes directes de la peur.

Sorti il y a vingt ans, le film porte par ailleurs un regard d’une étonnante modernité sur la technologie. En prenant uniquement des jeunes comme personnages principaux, il se fait le portrait d’une génération dépassée par les innovations de son époque. Les ordinateurs personnels encore peu démocratisés sont perçus comme source de peur, autant pour les mystérieuses vidéos qui y sont diffusées que pour le dépaysement associé à leur nouveauté (par exemple lorsque faire une simple capture d’écran devient une épreuve épouvantable). Si le discours se fait parfois réactionnaire, et qu’il souffre de quelques dialogues trop démonstratifs, l’ensemble trouve par instants une résonnance inattendue avec notre époque.

N’étant pas forcément ce qu’on attend en premier lieu lorsque l’on lance un film d’horreur, Kaïro brille avant tout pour son austérité glaçante. Son art du dépouillement en fait une œuvre qui dérange plus qu’elle ne terrifie, et s’il dissémine çà et là quelques gigantesques trouvailles horrifiques (notamment dans la fameuse Salle Interdite), c’est la puissance de son atmosphère qui marque longtemps après le visionnage. Ainsi, les innombrables visions qu’il laisse en tête sauront aisément faire pardonner ses quelques maladresses d’écriture.

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