Cinéma

Last night in Soho – Le syndrome de l’âge d’or

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Alors que les enseignes de la rue de la Gaîté clignotent sur nos visages usés par la vie, mon ami Mamoun, encore chamboulé par les deux heures qu’il vient de passer devant le nouveau et sixième long-métrage d’Edgar Wright, me demande tendrement : « toi aussi t’es nostalgique d’une époque que t’as pas vécue ? ». Pertinent, comme d’habitude, il résume l’enjeu principiel d’un film qui finira par en avoir une multitude : le sentiment étrange d’être né à la mauvaise époque, d’être passé à côté d’un temps passé où l’on se serait mieux senti. C’est de là que part l’idée du réalisateur britannique pour son Last night in Soho, film forcément clivant, jusqu’au-boutiste dans ses intentions visuelles, pas tout le temps subtil mais terriblement sincère et généreux.

Eloise « Ellie » Turner, jeune femme passionnée de mode, est admise dans l’une des plus prestigieuses écoles de stylistes du pays. Elle se retrouve donc contrainte de quitter sa campagne natale pour rallier la capitale, son effervescence et son atmosphère si particulières… Mais alors qu’elle décide de prendre une chambre de bonne pour éviter la résidence étudiante où elle ne trouve pas sa place, elle ne se doute pas le moindre instant de ce qui va lui arriver. Projetée cinquante ans en arrière chaque nuit, dans le Londres des Swinging sixties, Ellie va faire d’étranges rencontres et prendre conscience, en détruisant le mythe qui avait germé dans son esprit, que le passé finit toujours par nous rattraper…

Très attendu par les suiveurs du cinéaste mais malheureusement assez mal distribué en France, Last night in Soho marque un tournant dans la carrière d’Edgar Wright : ce qui aurait dû être le film de la maturité, après avoir exploré la pop culture et déclaré son amour au cinéma qu’il aime en le pastichant, se révèle être celui de l’immaturité. Wright ne saura jamais faire dans la nuance, dans la demi-mesure, il a besoin de rendre chacun des instants de ses films électriques et éclatants ; et c’est sans doute cela qui fait sa force. Reprenant son processus créatif favori, en s’attaquant ici au giallo et en le transposant dans le Londres qui l’a vu devenir l’artiste et l’homme qu’il est aujourd’hui, le réalisateur britannique livre sans doute l’un de ses films les plus personnels, et peut-être aussi l’un de ses moins subtils, à tout le moins du point du vue scénaristique. Car il est difficile de remettre en cause le génie esthétique du film, tant certaines scènes, certains plans nous rappellent, les yeux scotchés sur l’écran, à quel point le cinéma a la faculté unique de plonger l’esprit dans un moment suspendu, hors du temps, dans un monde qui n’existe pas mais qui résonne en nous.

Là où Last night in Soho incarne une véritable révolution dans la filmographie de Wright, ce n’est pas tant dans la forme, qui se veut être peut-être encore plus évocatrice et élaborée que précédemment, mais dans le fond. Il délaisse tout un pan de ce qui faisait le sel de ses films – notamment l’humour si particulier qu’il avait réussi à imposer, en particulier dans la trilogie Cornetto – au profit d’un propos nouveau, étroitement lié au regard qu’il porte sur des enjeux contemporains. Car Last night in Soho est une œuvre engagée, cela ne fait aucun doute et d’aucuns reprocheront à coup sûr au cinéaste anglais d’y aller de manière trop brutale. Mais Wright n’en a probablement rien à foutre, parce qu’il conçoit l’objet filmique qu’il construit comme un reflet de ses aspirations personnelles, de ses doutes, de ses envies, des combats qu’il a envie de mener ; et tant pis si cela ne plaît pas à tout le monde et si des critiques aigris descendent son film. La réflexion sur la sororité et la dénonciation des atrocités commises par des représentants de la gent masculine de l’époque, dont les résidus dégoutants et omniprésents subsistent dans le Londres que connaît Ellie, sont au cœur d’un film qui se veut féministe et qui ne s’en cache pas.

Et le propos indubitablement engagé du film n’enlève en rien au développement de ses personnages – tout du moins les principaux – qui s’ils sont certes caractérisés rapidement, évoluent au fil d’une histoire improbable mais cruellement efficace cinématographiquement. Les incohérences qui parsèment le métrage ne dérangent pas et l’on pardonne facilement lorsqu’une œuvre a tant à offrir, explore tellement de thématiques, d’ambitions visuelles, de sentiments ambivalents. Ellie est une jeune femme tourmentée par une tragédie personnelle, torturée par ses démons, mais elle se tient debout dans un univers où – presque – tout se retourne contre elle. On peut trouver que le film est naïf, ou pauvre dans son écriture, mais on peut aussi estimer que réussir à embarquer une salle quasiment entière avec soi pendant deux heures, avec une proposition aussi radicale et spectaculaire, et avec l’intime volonté de porter un message porteur, est un défi risqué qui s’avère être un pari réussi.

Rythmé à merveille, de sorte qu’il est impossible de regarder sa montre pendant les deux heures plongées dans la salle obscure, Last night in Soho constitue un pas en avant, un aboutissement dans le travail de mise en scène de Wright. Le découpage et le montage – forces motrices du travail du réalisateur anglais – témoignent d’une maitrise parfaite de son sujet et les jeux de lumières qu’arrivent à mettre en place lui et Chung-hoon Chung, le directeur de la photographie, sont sublimes. C’est d’ailleurs là l’un des points qui participent à donner à Londres, et plus particulièrement Soho, théâtre de l’action auquel Edgar Wright déclare sa flamme, une splendeur et une atmosphère peu vues au cinéma.

Last night in Soho est une œuvre à part, majeure dans la carrière de son auteur en ce qu’elle incarne les prémices d’un virage, et puissante par les thèmes qu’elle choisit d’évoquer. Inévitablement amené à diviser, le nouveau film d’Edgar Wright confirme qu’il est un cinéaste à la vision unique, qui n’obéit à rien d’autre qu’à ses propres envies, et prouve qu’il est également capable de s’emparer de sujets qui le touchent et d’utiliser son art pour mener ses combats. Last night in Soho, malgré ses imperfections et ses maladresses, est une œuvre d’une générosité extrême, d’une sincérité rare, qui ne cesse de nous rappeler que toujours, même après la nuit la plus noire, jaillit la lueur de l’aube. 

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