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De Humani Corporis Fabrica

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De Humani Corporis Fabrica est un film déroutant, difficile à regarder sans être pris d’un sentiment mêlé de dégoût et de fascination. Pourtant, son sujet n’est autre que le corps humain. Au croisement du film documentaire, expérimental et de montage, De Humani se construit au rythme des différentes opérations courantes réalisées au sein des grands hôpitaux parisiens. Par le mélange des régimes d’images qu’il opère, De Humani est un bel exemple de la richesse inhérente au genre du documentaire, et aux grandes libertés formelles qu’il propose. Des séquences entières d’images prises sur le vif depuis les appareils d’enregistrement des chirurgiens (réalisateurs à leur manière, nous y reviendrons), se mêlent à une imagerie médicale (scanner, images à l’échelle microscopique) d’une grande richesse formelle. Enfin des séquences plus difficiles à élucider nous invitent à suivre des malades mentaux dans leurs errances quotidiennes, ou des agents de sécurité, dans les sous-sols de l’hôpital. De toute évidence, De Humani est un film inconfortable, tant dans sa forme que dans les sujets qu’il aborde. Cet inconfort est pourtant paradoxal, dans la mesure où il survient face à une réalité supposée être la plus familière qui soit : le corps humain. Notre corps nous est largement inconnu, et nous n’avons qu’une connaissance bien superficielle des maux qui sont susceptibles de l’affecter : voilà le présupposé de départ de De Humani. A l’instar du célèbre ouvrage scientifique de l’anatomiste André Vésale (dont le film porte précisément le nom), De Humani se propose comme une aventure dans la terra incognita que représente le corps pour le médium cinématographique.

La machine cinématographique au service du regard: De Humani, un film “vertovien” à sa manière ?

« Je suis un œil.

Un œil mécanique.

Moi, c’est-à-dire la machine, je suis la machine qui vous montre le monde comme elle seule peut le voir. Désormais je serai libéré de l’immobilité humaine. Je suis en perpétuel mouvement.

Je m’approche des choses, je m’en éloigne. Je me glisse sous elles, j’entre en elles. » (…)

« Libérée des frontières du temps et de l’espace, j’organise comme je le souhaite chaque point de l’univers.

Ma voie, est celle d’une nouvelle conception du monde. Je vous fais découvrir le monde que vous ne connaissez pas. »

Dziga Vertov, Manifeste sur le « ciné-œil » (1932)


“L’Oeil Mécanique” dans L’Homme à la Caméra, de D. Vertov

Éloge de la machine cinématographique et désir d’amplifier la capacité d’observation et d’entendement du monde sont les deux notions clefs du manifeste du « ciné-oeil » du réalisateur d’avant garde soviétique Dziga Vertov. Ces deux aspects centraux du cinéma vertovien constituent de véritables clés de lecture de De Humani. Une forme d’œil mécanique est omniprésente dans le film, il est tour à tour celui du microscope, du scanner, ou de la caméra miniature qui s’aventure au cœur de l’organisme humain. Cet œil mécanique, que Vertov associait à la caméra elle-même, nous permet de mieux saisir l’intensité visuelle du monde. La démultiplication des technologies visuelles n’a finalement pas d’autre objectif que celui de nous donner accès à un monde habituellement invisible à notre regard.


Photogramme tiré de De Humani: la caméra, un oeil mécanique au service de la science ?

De Humani, un documentaire expérimental?

La séquence d’ouverture du film est d’emblée programmatique du reste. A peine passé les différents logos des sociétés de production, un long plan séquence en caméra épaule nous embarque avec deux hommes en noir dans les sous-sol insalubres d’un bâtiment inconnu. Les deux hommes, dont nous prenons le point de vue, sont accompagnés de chiens et ouvrent successivement les portes d’un réseau interminable de couloirs. Dès les premières secondes du film, le ton est donné : le film ne cherchera pas à vous décrire l’hôpital que nous connaissons tous comme patients, mais au contraire à en explorer les dessous, à la manière de ces deux agents de sécurité qui ouvrent le film.

Comment entreprendre cette exploration ? Quels sont les outils formels propres au genre du documentaire ? C’est par le truchement de sa dimension expérimentale que De Humani répond à ces différentes questions. Le film opère d’abord un dépassement de la visée purement didactique du film documentaire pour s’attacher davantage à restituer une ambiance propre à un lieu, en l’occurrence l’hôpital. Ainsi, cette plongée dans le monde hospitalier n’est pas prise en charge par une voix off, et ne cherche manifestement pas à construire un discours à vocation didactique par le biais du montage. Au contraire, le film s’élabore grâce à une série de plans longs et de plans séquences où les seules voix à l’écran sont celles, bien souvent hors champs, des membres du personnel hospitalier. La caméra serpente à travers les différents départements médicaux, s’arrête parfois pendant de longues minutes, avec comme seul accompagnement les voix des médecins, les paroles incohérentes et les cris des malades. A cet égard, certains plans donnent au film une dimension expérimentale, à la manière de ces longs plans séquences en travelling arrière où nous suivons deux femmes âgées dans une résidence médicalisées. A peine conscientes d’être filmées, le spectateur suivra leurs errances au sein des longs couloirs blancs anonymes de leur résidence.

Le parti pris de De Humani est donc assez clair, le corps est un objet suffisamment intéressant en tant que tel pour que le réalisateur n’ait pas besoin d’y ajouter un quelconque commentaire explicatif. Une démarche en ce sens bien différente de celle de l’anatomiste André Vésale, qui, bien que soucieux d’adjoindre à son érudition des illustrations d’une haute qualité graphique (ci-contre), poursuivait un but clairement scientifique. De Humani, œuvre cinématographique, se charge plutôt de nous ramener à la réalité brutalement prosaïque du corps à travers les images que nous sommes capables de produire à partir de celui-ci.

Pour autant, il ne s’agit pas de négliger l’aspect sonore du film, qui a toute son importance. Les chirurgiens et ses assistants discutent presque toujours au cours de leurs opérations, sur un ton toujours léger et distant. Au cours d’une opération consistant à fixer une structure d’apparence métallique dans la jambe d’un patient, les chirurgiens se comparent par exemple à des mécanos, tout en tapant vivement au marteau sur les différentes parties de la jambe du patient. Les chirurgiens se laissent assez librement aller à des sujets légers, comme pourraient le faire deux artisans à l’ouvrage. A travers ces dialogues, le corps apparaît comme une sorte de matière première, observée, analysée, découpée, travaillée de façon répétitive. Une certaine beauté se dégagerait presque de ces gestes exécutés avec finesse, précision, mécanicité. La beauté de l’homme au travail révélée par la caméra est d’ailleurs l’un des aspects caractéristiques d’un cinéma comme celui de Dziga Vertov, qui se veut un hymne du corps au travail et du progrès technique. Sans être animés de la même énergie que les films du réalisateur soviétique d’avant garde, les plans longs de De Humani sont la marque évidente d’une fascination pour le dévouement et la technicité des protagonistes.

De Humani, une plongée dans les “formes artistiques de la nature”?

Les premiers films de l’histoire du cinéma sont ce que nous appelons rétrospectivement les « vues Lumière ». Petits films composés d’un unique plan, ils cherchent à rendre compte de la richesse et de la densité visuelle d’un paysage, souvent inconnu du public. En envoyant des « opérateurs » aux quatre coins de la planète, l’œuvre des frères Lumière se situe dès l’origine dans ce qui sera l’une des grandes richesses de l’invention cinématographique, à savoir l’extrême précision des images produites, et la diversité et l’exotisme des paysages montrés au public. Le progrès technologique est en ce sens mis au service d’un dessein esthétique, dont la valeur artistique sera progressivement reconnue.

De Humani, à la manière de ces vues lointaines des opérateurs Lumière, se propose aussi de nous faire explorer des pays inconnus. Mais que peut-on encore montrer qui n’ait pas déjà été vu dans le monde ? Les progrès de l’imagerie médicale et des technologies microscopiques, de la même manière que la photographie en son temps, donnent accès à un univers visuel totalement nouveau.

Le corps, à travers les appareils médicaux, se décompose en une série de formes et de couleurs surprenantes, à la manière de ces « formes artistiques de la nature », titre de la série de lithographies de l’ouvrage scientifique d’Ernst Haeckel publié en 1899, dont l’influence sur l’art nouveau sera décisif. Les différentes images issues des analyses microscopiques de cellules cancéreuses (ci-contre) sont peut-être les plus marquantes. Si la dureté des images qui nous sont montrées ne disparaît pas totalement, il semble que leur projection et leur agencement au sein du montage leur donne une vocation nouvelle, à la fois esthétique et plastique. Le corps malade, associé habituellement à la laideur, devient objet d’art sous l’effet de la caméra, “oeil mécanique” à même d’élargir nos horizons visuels. N’est-ce pas là précisément ce qui fait la vocation première du cinématographe ?

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