Cinéma

Une vie cachée : La grâce muette de l’Histoire

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Enfin ! Après 8 années d’errance et de balbutiements créatifs, Terrence Malick revient (à nouveau) avec une œuvre forte. Les expérimentations de A la merveille, Knight of cups et Song to Song auront fini par porter leurs fruits, permettant au réalisateur de faire progresser une réalisation qui avait fini par devenir un brin caricaturale. Si cela n’avait pas pour autant fait de ses prédécesseurs de mauvais films, l’évolution qui s’opère dans Une vie cachée sublime la patte malickienne pour un résultat bouleversant.

Cette rupture se voit d’abord au travers de la simplicité du long-métrage. Une vie cachée semble en effet avoir été pensé avec cette idée en tête : la simplicité au service de l’essentiel. Simple, c’est avant tout l’histoire qui l’est. Frantz, un père de famille autrichien, est réquisitionné dans son village de montagne pour prêter main forte aux troupes allemandes. Hermétique à l’enthousiasme martial ambiant, celui-ci refuse de participer au conflit et subit le traitement réservé aux traîtres et déserteurs. On ne se concentrera pas sur la guerre elle-même et son contexte, ici très marginaux, mais sur l’existence d’un inconnu radicalement opposé à la guerre. Cette démarche narrative pleine d’humilité se détache en elle-même de la filmographie de Terrence Malick. De fait, ses films se démarquent souvent par leur histoire, que ce soit parce qu’elle reprend des évènements historiques marquants, qui sont alors au cœur du récit, comme la bataille de Guadalcanal dans La ligne rouge ou l’histoire de Pocahontas dans Le Nouveau monde, soit parce qu’elle a une démarche plus expérimentale comme dans Knight of Cups ou Song to Song. Cette simplicité fait ici complètement sens puisqu’elle porte le propos de fond du film, que celui-ci explicite par l’usage de cette citation de George Elliott : « Si les choses ne vont pas aussi mal pour vous et pour moi qu’elles eussent pu aller, remercions-en pour une grande part ceux qui vécurent fidèlement une vie cachée ».

La réalisation est également plus simple puisqu’elle suit le récit de façon relativement linéaire (on reste sur du montage à la Terrence Malick tout de même) et si l’on a toujours droit à de multiples plans contemplatifs, leur insertion est bien moins déstabilisante que les plans stellaires de Tree of life. Pour autant, la mise en scène n’est en rien simpliste : on retrouve la singularité du réalisateur qui va de l’avant après avoir relativement stagné pendant trois films. Les mouvements de caméra sont là encore très travaillés, la caméra-épaule suivant au plus près les personnages et transcrivant la vitalité de ceux-ci. Les prises du paysage et les angles de vue liant étroitement les personnages et leur environnement (ne serait-ce que sur l’affiche) rappellent à chaque instant le rapport fusionnel des personnages à la nature, rendant plus déchirant encore l’enfermement de Frantz dans des espaces clos bétonnés. La mise en scène travaille également la métaphore christique que devient parfois Frantz, celui-ci étant à maintes reprises montré en contre-plongée, surplombant les bassesses auxquelles en vient la société à laquelle il appartient.

Dans la veine de ce dépouillement de tout superflu, Une vie cachée semble avoir été pensée sous le signe du silence. Non pas que les personnages soient muets, bien au contraire, mais la durée du film (presque 3h) permet de l’installer à plusieurs niveaux. C’est d’abord le silence du couple que l’on suit tout au long du film qui frappe. Alors que l’on entend régulièrement leurs voix échanger au travers des lettres qu’ils s’envoient, ils sont très avares en mots lorsqu’ils sont ensemble, leur retenue permettant en fait de sentir l’intensité de leur relation bien mieux que le dialogue ne l’aurait fait. Le silence du film est également celui de Frantz face à la brutalité absurde qui l’entoure. Son pacifisme n’est ni politique ni métaphysique : il rejette la guerre parce qu’au fond de lui-même, quelque chose s’y refuse. Dès lors, il ne cherchera jamais à se justifier et restera impassible face aux injures et aux coups qui lui sont portés pour sa conviction. Ce silence est enfin celui de l’Histoire face à la noblesse de personnes qui, comme Frantz, ont contribué à préserver un semblant de dignité humaine quand la société tout entière s’y refusait. C’est de ce silence dont Terrence Malick cherche à nous faire prendre conscience, sans nécessairement le condamner.

La beauté d’Une vie cachée provient enfin de la qualité de jeu des deux interprètes principaux : August Diehl et Valerie Pachner. Le couple qu’ils incarnent fonctionne à merveille et dès les premiers instants du film, on comprend le caractère unique de leur relation, ce qui permet au spectateur de s’impliquer directement sur le plan émotionnel. C’est cette compréhension immédiate de l’attachement entre ces deux personnages qui rend l’acceptation totale du choix de Frantz par sa femme aussi évidente et belle, même lorsque cela implique pour elle de le laisser partir.

On ressort d’Une vie cachée avec un certain engourdissement. Les 3 heures ou presque de film n’y sont peut-être pas étrangères et l’on peut regretter que cela le rende moins accessible, alors que c’est tout l’inverse que cherche Terrence Malick. La qualité de l’immersion et le sublime de l’histoire nous font atteindre cet état second, déchiré entre la révolte et la sérénité face à une Histoire à la fois impitoyable et parcourue par la grâce.

Une vie cachée, de Terrence Malick. Avec August Diehl et Valerie Pachner. Sorti le 11 décembre 2019

 

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Baptiste Gaudeau
Président de Making-Of pour l'année 2020-2021.

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