Cinéma

La Leçon de piano : la vie à quatre mains

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24 mai 1993. Sur un total de plus de 80 œuvres récompensées au Festival de Cannes, exclusivement réalisées par des hommes, La Leçon de piano devient le premier film d’une réalisatrice à recevoir la Palme d’or. Comme souvent dans ce cas de figure, la foi en un monde plus égalitaire s’empare de la sphère intellectuelle et artistique. Celle-ci, débordant d’optimisme, se met à deviser sur la nouvelle place de la femme dans une industrie prenant progressivement conscience de la toxicité masculine.

Seulement voilà, 30 ans déjà depuis le succès de Jane Campion sur le tapis rouge et toujours aucun film pour rejoindre La Leçon de piano au rang des palmes d’or de réalisatrices. Le schéma reste le même : on se réjouit du succès isolé d’une œuvre produite par une femme, on chante l’avènement d’un monde nouveau et on se rendort pour quelques années. Résultat : l’industrie reste un univers masculin où l’esthétique demeure essentiellement régie par des hommes. Si cette industrie inégalitaire souffre bien d’une inertie systémique, l’inspiration des cinéastes s’en défait plus aisément, permettant à certains films comme La Leçon de piano d’irriguer la création audiovisuelle jusqu’à aujourd’hui. Alors qu’on a souvent souligné la filiation entre Jane Campion et Céline Sciamma dans la démarche de Portrait de la jeune fille en feu, en sélection officielle pour l’édition de 2019, j’ai voulu redécouvrir, au-delà du symbole féministe qu’il incarne, ce que l’œuvre avait à nous dire en tant que film. Spoilers inévitables.

A l’époque victorienne, Ada, muette depuis son enfance et mère d’une fillette de neuf ans, est mariée contre son gré à un inconnu. Partie le rejoindre dans ses terres reculées d’une Nouvelle-Zélande encore primitive, elle ne peut se défaire de son piano, lequel, son mari n’acceptant pas de le transporter, échouera chez leur voisin illettré, George Baines. L’instrument devient alors à la fois le nœud de l’intrigue et le point où se heurtent toutes les thématiques du long-métrage. Le film s’ouvre par un plan subjectif d’Ada qui, les mains couvrant son visage, nous décrit par sa voix intérieure le monde qu’elle observe ainsi subrepticement. C’est donc à travers son regard que Jane Campion nous propose de suivre la protagoniste, un regard féminin. Si cela peut sembler anodin et basique, c’est bien là que la réalisatrice opère un premier tour de force. Là où les femmes sont le plus souvent des personnages-objets dans la création cinématographique, n’ayant pour simple fonction que d’interagir avec des hommes qui sont les seuls véritables moteurs de l’histoire, Jane Campion établit Ada en véritable sujet.

Dès lors, elle ne peut que très vite entrer en conflit avec son mari qui n’a de cesse de l’objectiver. Nous le découvrons pour la première fois (et la seule d’ailleurs) heureux, se recoiffant face à une photo de sa future femme. Il ne l’a encore jamais vue, mais il ne l’aimera sans doute jamais autant qu’en cet instant, figée dans un cadre, offerte à son regard, pur objet. La première rencontre creuse d’emblée le fossé entre Ada et son mari. Muette, il est d’autant plus facile pour l’époux de plaquer sur sa promise sa propre volonté, l’échange ne pouvant se faire que par l’intermédiaire de l’écrit ou par la voix irritante de la fille d’Ada. Pire, il la prive de son seul véritable moyen d’expression et d’interaction avec le monde, son piano, achevant de consommer la rupture. Quittant la plage où gît le piano esseulé, Ada le contemple une dernière fois avant de s’enfoncer dans les terres, la caméra ne laissant quasiment aucune profondeur de champ : son visage est séparé du décor environnant. Sans son piano, Ada est coupée du monde qui l’entoure et redevient objet.

Ce désir d’être et d’agir se heurte en outre à l’aliénation de ce que nous appellerons ici assez à gros traits le « système » : l’ensemble de règles, mœurs et conventions qui régissent notre vie sociale et par conséquent, pour une part, notre existence humaine. Gravitent ainsi autour d’Ada diverses incarnations de celui-ci, depuis le regard des domestiques, empreint de jugement quant au respect des « bonnes mœurs », jusqu’à la représentation théâtrale au milieu du film, dont la préparation millimétrée semble obséder les membres de la communauté. La plastique même du décor traduit l’oppression subie par Ada dans cet environnement, les alentours de la maison marécageux rendant difficile tout déplacement, chaque pas s’enfonçant dans un bourbier de plusieurs dizaines de centimètres. Placée dans une matrice qui lui est insupportable, Ada consomme la scission qui semble définitivement la couper du monde social, n’ayant que son regard pour répondre aux sollicitations de son mari ou de ses domestiques.

Le langage des signes, seule manière pour elle de rendre sa pensée un tant soit peu intelligible, renforce visuellement la netteté de cette rupture, la brutalité de chaque signe rappelant la frontière qui la sépare de ses pairs. Tâchant de contourner l’isolement dans lequel sa femme tente de s’emmurer, le mari reprend les codes d’un système dans lequel il évolue avec aisance, ne pouvant alors que s’éloigner davantage d’Ada. Dans un monde régi par la loi de l’échange, que ce soit avec les Maoris, pour lesquels « les terres n’ont pas de prix » jusqu’à ce que l’offre devienne trop intéressante, ou avec George Baines qui échange des terres contre le piano d’Ada, il rentre dans une démarche de marchandage avec sa femme. Pétri par les clichés du bon mariage, il oppose à la fougue d’Ada une voix douce et le plus conciliante possible, il fait mine de s’intéresser à l’avancement des leçons de piano avec Baines, il accepte laconiquement de faire chambre à part. Somme toute, il tente de l’amadouer, de l’appâter afin de mieux l’enserrer dans le carcan du foyer familial.

C’est à partir de là que le récit va opérer le tournant qui sublime la beauté purement plastique du film, celle-ci servant désormais le déroulement de la proposition de Jane Campion : tenter de saisir l’amour vrai. Car c’est bien hors de la vision purement commerciale du mari d’Ada que cet amour peut réellement se développer. Si la mise en place du marché entre Baines et Ada, muant progressivement en prostitution, alarme d’abord le spectateur, c’est parce que, sans nécessairement le savoir, celui-ci se désole d’une objectivation totale de la femme, celle-ci n’étant plus qu’un corps qu’on échange contre un bien ou un service. Alors qu’Ada s’habitue progressivement, mais non sans mal, à l’indignité de sa situation, Baines prend conscience qu’il n’obtient ainsi qu’un truchement misérable de la relation charnelle. Jane Campion en profite là encore pour tourner en dérision l’obsession marchande du mari qui, constatant que Baines se défait du piano, s’inquiète de la potentielle rupture du marché qui les liait. Placidement, l’amoureux désabusé souligne qu’il s’agit là, non pas d’un échange, mais d’un don à Ada.

Désormais, Baines ne veut plus offrir pour recevoir en retour, plus de marchandage. Il a compris qu’amour et désir ne pouvaient naître qu’hors du jeu de faux-monnayeurs auquel il se prêtait jusqu’alors. Lorsqu’Ada revient de façon inattendue, désespérant des moments partagés avec lui, il la confronte à cette vérité qu’il réalise alors pleinement : reste avec moi seulement si c’est ta volonté profonde qui t’anime. N’y tenant plus, Ada délaisse toutes les conventions et ses obligations de mariage pour qu’ils puissent s’abandonner l’un à l’autre. Le mari, venu espionner par un trou dans la porte, assiste alors à ce qu’il ne peut entendre : une scène d’amour charnel entre deux sujets se comprenant comme tels, leur désir n’étant pas animé par une objectivation du corps de l’autre mais plutôt par un don dont la réciprocité n’est pas marchande, mais bel et bien amoureuse. Pour achever de dessiner le fossé entre cette forme d’amour si rare et les rapports hommes-femmes plus communs, Jane Campion pousse la démarche d’objectivation d’Ada par son mari dans ses retranchements. Celui-ci n’a de cesse d’envisager son mariage comme un rapport sujet-objet dans lequel il doit être le meneur, Ada ne devant être que le simple réceptacle de ses désirs. Dès la photo de mariage, il adopte une posture de voyeur, la caméra s’arrêtant quelques secondes sur son œil fixant Ada au travers de l’objectif de l’appareil. Plus tard, il est déchiré entre le plaisir des mains caressantes d’Ada, celle-ci lui imposant néanmoins de rester immobile, et le désir d’agir, de la tenir, de la prendre. Il n’y parviendra finalement, partiellement, que lorsqu’Ada, souffrante, sera alitée en état de semi-inconscience. Se présentant à lui en objet quasiment inerte, Ada incarne alors ce qu’il avait en réalité toujours souhaité, un simple corps à son entière disposition. Alors qu’il s’apprêtait à la violer dans son sommeil, celle-ci entrouvre les yeux, découvrant alors la monstruosité de cet homme dont l’envie disparaît aussi vite que sa femme réaffirme sa volonté propre, garante de son consentement.

Alors que la négation de l’amour se fait toujours plus criante dans le cadre de ce mariage infernal, émerge fatalement cette question simple mais presque existentielle dans la bouche de Baines : « m’aimes-tu ? ». La caméra s’arrête alors quelques instants sur Ada dont le regard, alors qu’elle se rhabillait pour rentrer chez elle, se fige sur le miroir lui faisant face. M’aimes-tu ? Tout aussi simple et existentielle pour elle, cette question la renvoie à son identité propre. Si le désir semble évident, l’amour et ce qu’il implique le sont beaucoup moins. Si c’est par le don de soi que passe l’amour vrai, que devient le sujet qui aime ? Que faire de son identité, de sa personnalité singulière ? C’est cette question qui vient frapper de plein fouet Ada face à son reflet, enserré par le cadre du miroir. Pour ne pas se figer en la simple image que se fait Baines d’elle-même, pour ne pas étouffer sous la pression de cet amour, il lui faut poser sa volonté propre d’être. Leur relation étant née dans le flou harmonieux de l’interprétation musicale, cet amour n’est en réalité qu’un assemblage de projections d’un sujet sur l’autre. Baines ne voit en Ada que ce qu’il comprend lorsque celle-ci s’exprime sur son piano, Ada ne lisant en Baines qu’au travers de son regard contemplatif. Leur amour, dont le piano est devenu la clé, pèche par son mutisme. Prenant conscience du vertige de cette question, Ada se réfugie dans les bras de Baines, incapable de lui répondre autrement qu’en lui renvoyant son amour par une tendresse indécise. En lui offrant la touche de piano sur laquelle sont inscrites leurs initiales, elle tente vainement d’éprouver leur amour sans questionnement, usant une dernière fois de ce langage ambigu dont le piano est devenu l’interprète. Ne pouvant continuer à s’aimer en ces conditions, Ada décide de se débarrasser du piano, l’abandonnant aux fonds marins. Se privant ainsi de son seul moyen de communiquer sans interprète, elle doit réapprendre à parler. Réapprendre à parler pour renouer avec le monde, avec ses semblables, mais surtout réapprendre à parler pour s’affirmer clairement. Affirmer qu’elle est un sujet libre, exprimer son envie d’amour de vie, non pas par Baines, mais avec lui.

Baptiste Gaudeau
Président de Making-Of pour l'année 2020-2021.

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