Cinéma

La Main de Dieu – E lucevan le stelle

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Paolo Sorrentino serait, paraît-il, ce qu’il reste de flamboyant du grand cinéma italien. Ce goût de la surenchère, du grotesque, ces allures felliniennes revendiquées auxquelles s’ajoutent un cynisme à toute épreuve, voilà tout le sel d’un cinéma qui, pour le dire sobrement, m’a toujours laissé de marbre. La Grande Belleza, Youth, ou, pire encore, This Must Be The Place, impressionnent bien plus par leur laideur, leur lourdeur, que par n’importe quelle bribe d’intention cinématographique. Le dernier opus du cinéaste n’était donc a priori pas attendu de pied ferme ici, ou du moins pouvait-il l’être mais sans illusions. Délicieuse surprise que de se voir offrir cette évanescente divagation mémorielle, doucement mélancolique, tristement enchanteresse.

A Naples, en 84’, la vie semble patienter au loin pour Fabietto, jeune italien candide que viennent seulement bercer le football, les premiers émois et, bientôt, le cinéma. Quelque chose néanmoins qui palpite à l’horizon, un espoir sur les lèvres, une rumeur filante : Diego Maradona pourrait être recruté par la Napoli. Destin bientôt concrétisé et qui toujours, en toile de fond, accompagnera le jeune napolitain dans ses joies, ses angoisses, ses chagrins. Fabietto, c’est Paolo Sorrentino lui-même, qui ne saurait s’y cacher, et dévoile à travers son personnage les atermoiements de sa jeunesse mouvementée, douloureuse à bien des égards, baignée toujours des reflets napolitains sur la Méditerranée.

Mais qu’a-t-il à dire, à raconter ? s’interrogent parfois quelques sceptiques. Tout et rien à la fois, c’est que se jouent des choses dans les interstices des souvenirs, ici redonnées lors de brefs regards, sourires, larmes : l’amour, l’émoi, l’éveil. Manque de relief, affirment certains. Mais c’est pourtant ce relief qui venait auparavant plomber le travail du cinéaste, ces considérations plus que lourdingues sur le monde, la beauté, la décadence et autres concepts qui manifestaient des efforts réflexifs à la fois bêtes et superflus. Voilà que le cinéaste abandonne les grandes idées pour revenir à son histoire, ses personnages, ses sentiments. Plus facile dira-t-on, plus simple évidemment, plus beau aussi. Raconte-t-on finalement autre chose que des variations autour de soi, sa vie, son passé ? Qu’a-t-on à dire, sinon les manques, les blessures, les marques du souvenir ? Dès lors pourquoi faire semblant, et ne pas revenir à la source des choses ? Sorrentino semble l’avouer à demi-mots, qui ne saurait s’y tromper : il n’a rien à dire sinon ce qu’il est, ce qu’il fut, ce qu’il sera toujours en dedans. Rires, beaucoup, larmes aussi, de l’émotion contenue et redonnée simplement, sans fioritures abusives.

Etonnement donc, et ravissement, Sorrentino étant bien plus coutumier de l’outrance que de la tempérance. Presque sensuellement attaché à l’esbroufe, voilà qu’il semble nous revenir du pays de la frime, tout en retenue, en sobriété calme et que jamais ne viennent bousculer les habituels accès d’excès. Oh, bien sûr, on ne saurait demander à Paolo de s’assagir tout complètement, il reste de-ci de-là quelques effets superflus et mouvements étonnants, mais rien qui ne perturbe trop exagérément le calme de l’ensemble. Mieux encore, il est désormais permis d’apprécier la composition soignée des cadres et les personnages qui s’y meuvent. Car à la mise en scène assagie s’allie une écriture dont le trait simple est à la fois épais et aérien. Epais d’abord, puisqu’il accouche de personnages baroques et de situations presque fantaisistes ; aérien malgré tout, puisque le grossissement sert la restitution émue du souvenir, toujours parachevée de tendresse.

C’est que le film fonctionne par isolement de traits, par exagérations sobres. Et c’est en cela qu’il prend une forme passionnante, précisément celle de la divagation mémorielle et de l’histoire qu’on peut en faire, avec ce qu’il convient de péripéties, de personnages. Les excès d’écriture, les sonorités grossies, les personnages parfois grotesques, tout ceci n’est jamais vain et vient épouser très élégamment ce que raconte Sorrentino. Lui qui se retourne vers son passé ne tient pas nécessairement à la justesse des choses mais à celles des images qui lui restent. Il ne restitue pas ces choses telles qu’elles furent mais le souvenir qu’il en garde. Comme on se souvient des traits particuliers de ceux qui nous entourés, Sorrentino isole des expressions, des caractères originaux, presque pittoresques, et rappelle d’outre-tombe des personnages qui existaient : celle qui insultait tout le monde, celui qui n’avait plus de voix. La structure-même du film étonne, son balancement arythmique, cet amas de moments qui flottent ensemble, à la fois détachés et unis. Structure qui traduit, là encore, le récit d’un souvenir, d’une mémoire.

A Naples, en 84’, les étoiles brillaient encore, le monde la tête en bas, les morts toujours vibrants. Je me souviens…, semble nous dire Sorrentino, je me souviens de Patrizia, de ces repas ensoleillés, ces journées à Stromboli, de mes parents. Et toutes ces scènes a priori inutiles, ces morceaux d’images qu’on recolle soigneusement, ne sont qu’une autre manière de les ressusciter, de les faire exister plus longtemps. Sac et ressac des vagues sur les rochers, des souvenirs sur l’écran, houle des images passées et retenues, restituées, sinon dans leur vérité, dans leur essence. Des images, toujours des images, sauvées du temps qui passe par l’acte-même de cinéma : une porte fermée, celle de la salle de bains, et la sœur qui s’y cache ; tante Patrizia le regard au loin, lascif parfois, mélancolique surtout, le soleil dans les cheveux ; la cassette d’Il était une fois en Amérique posée sur l’étagère. La démarche de Sorrentino n’est peut-être que là, au fond : venir éclairer, du bout de la caméra, des figures passées dans l’ombre, des paysages de jeunesse, des objets d’autrefois. Qui sait, peut-être saurons-nous reconnaitre certains reflets des images de nos vies ?

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Luca Mongai
Rédacteur en chef de la Cinémat'HEC pour l'année 2021-2022.

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