Cinéma

Le Genou d’Ahed – Le drame d’une conscience malheureuse

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Il y a de ces œuvres qui vous marquent préalablement à toute digestion. L’émotion ressentie n’y est pas simple corollaire à une compréhension compassionnelle quasi-instinctive, quoique déjà réflexive, des psychés des personnages et de leurs relations intersubjectives, avec tout ce qu’elles sous-tendent de tensions, de faux-semblants, d’effervescences et de déchirements. Elle apparaît au contraire sous la forme d’une suprême lucidité. Le film se perçoit comme un miroir déformant, réfléchissant hyperboliquement et synthétiquement une part de nous. A la fois au-delà et en deçà de soi-même, le film se fait condition d’un rapport direct de soi à soi. La conscience, se prenant pour objet par la médiation d’un objet autre qu’elle-même, navigue alors entre l’immédiateté de la sensation et le regard analytique quoiqu’angoissé qu’elle porte déjà à son encontre. Le Genou d’Ahed, film du réalisateur israélien Nadav Lapid, est de ces films qui suggèrent les limites de l’universalité artistique, qui rappellent ce que l’expérience de l’humaine condition suppose de diversité en tant que justement elle n’est pas simple situation mais conscience de cette situation. La conscience n’est pas une abstraction, elle se développe et s’affirme dans un contexte aux dimensions protéiformes déterminant son contenu et donc ce regard qu’elle porte à son propre endroit.

Le Genou d’Ahed, lauréat du Prix du Jury du Festival de Cannes, est ainsi davantage que le brûlot politique que certains ont voulu en faire. Il n’est pas le manifeste d’un auteur qui dans son inacuité aurait pris le cinéma pour ce qu’il n’est pas. Lapid n’a pas sombré dans l’écueil consistant à faire de la forme artistique un moyen de revendication politique. Il a au contraire usé de la radicalité antisioniste de son personnage Y, réalisateur apparaissant par bien des points comme un double de son créateur, comme d’une ouverture sur sa fragilité fondamentale, de celles qui se ressentent comme un affrontement de soi contre soi et qui ne se résolvent que dans le drame d’une conscience malheureuse.

Le film crie un désir brut de liberté, désir dont l’expression directe, de nature politique, dissimule un primordial volet existentiel. A ce titre, rédiger le synopsis du métrage condamne à ne le réduire qu’à son élément pré-textuel, au sens strict. Il n’est qu’en apparence ce récit d’un réalisateur israélien qui, alors qu’il se rend dans un village dans le désert de l’Arava pour y présenter l’un de ses films, se trouve confronté à une censure suscitant en lui un déferlement révolté.  L’objet véritable de cette révolte n’est pas un gouvernement israélien jugé liberticide voire confinant à l’inhumanité, mais davantage les propres contradictions d’Y qui se révèlent à lui dans leur nudité seulement par l’intermédiaire de cette censure. Ce que montre le film et ce qui y est propre à nous émouvoir, c’est cette conscience adolescente, d’un homme pourtant déjà mûr, déchirée par le conflit entre amour et haine de son temps, de son lieu, et donc d’elle-même.

Toute la mise en scène crie ce désir de liberté, cette volonté de dépassement de ces contradictions par le geste artistique, en les reconduisant paradoxalement partiellement. En filmant son propre reflet, Lapid  nous invite à concevoir la caméra comme cette conscience qui se regarde et, de ce fait, reconduit ses tares au moment même où elle les juge. Cette mise en scène que certains jugeront exubérante, gratuite, voire même grossière dans ses effets, exprime ce désir de liberté dans toute sa brutalité. Y, comme fruit de son époque, est contraint d’épouser au moins partiellement cette vulgarité dont il dénonce l’avènement, dans la proclamation même de son désir de s’en émanciper. Cette séquence de danse solitaire où la caméra virevolte, bousculant un cadre ne prenant jamais le temps de s’établir, mais aussi ces scènes de dialogues où les mouvements brusques remplacent les coupes traditionnelles du champ/contre-champ s’opposent, par leur surexcitation et leur inquiétude, aux longs plans fixes immortalisant l’immensité désertique. Comme un symbole de cette conscience ne se contentant pas de naviguer en eaux troubles mais allant jusqu’à s’y immerger, comme si la véritable libération consistait en l’acceptation de ces mouvements incertains de l’âme qui sont peut-être l’essence même de la vie.

Dans le rapport à l’altérité, se révèle, se joue et se résout ce drame semblant se réduire à une intimité close. La mère, comme expérience primordiale de l’existence de l’autre, mais aussi de l’autre en moi, apparaît donc symboliquement comme en son cœur. Le film se plaît à multiplier les figures maternelles, réelles ou métaphoriques, comme autant de personnifications de modèles relationnels dialoguant dans leurs différences voire leurs oppositions. Dialogue se synthétisant dans le rapport à l’abstraite mère-patrie dont le visage est ce désert beau de ses sinuosités qui sont comme des cicatrices. Visage métaphorique juxtaposé par la mise en scène à des visages réels ou servant de toile de fond à leur expression, souvent purs regards cristallisant une compassion immédiate, mais aussi bouche dégueulante d’un Y comme possédé par une haine se déversant sans frein.

Avec Le Genou d’Ahed, Nadav Lapid fait l’authentique portrait de son identité israélienne et juive par son apparente négation. Il se fait le continuateur d’une pensée dialectique au cœur de la culture talmudique qui, dans son refus du dogmatisme, assume le risque d’en arriver à se nier. Ce faisant, son film résonne au-delà comme un appel à tous ceux aux prises avec leurs propres contradictions, à tous ceux ayant constaté l’existence de cette fracture mouvante constitutive de toute conscience. Il nous appelle à y répondre par une création et une extase artistique brutalement libres n’ayant pas peur de s’en nourrir. Il nous rappelle ainsi ce privilège de l’art, celui de pouvoir caresser l’universel par l’offrande sensible d’un particulier conçu comme fin en soi.

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